Par Murielle Delaporte – D’après les statistiques du ministère des Armées (MinArm), les demandes d’adhésion à la Réserve opérationnelle (RO) atteignent depuis le 1er janvier 2025 le chiffre record de 12 000 personnes[1]. Par comparaison, les demandes enregistrées auprès de l’application dédiée ROC (pour « Réservistes opérationnels connectés »[2]) créée en 2019[3] au premier trimestre 2024 ne dépassaient pas 1 700 candidats….
Un tel engouement s’explique par le regain de tensions internationales et surtout par une « prise de conscience collective des enjeux de défense nationale »[4], ainsi que l’envie de participer individuellement à la sécurité du pays. Une bonne nouvelle donc, pour les forces armées qui dépassent les objectifs fixés en matière de recrutement de réservistes, même si cette « crise de croissance », ainsi que la décrit un officier de l’Etat-major des Armées, n’est bien-sûr pas sans poser un certain nombre de défis en termes organisationnels.
La réserve « au cœur du modèle opérationnel des Armées » : intégrer les réservistes à la manœuvre
Avec la fin du service militaire en 1995, les forces armées françaises ont cessé, à l’inverse de nombre de pays alliés, de pouvoir s’appuyer sur une réserve organique. Les efforts du ministère des Armées ont donc porté (surtout depuis 2022) sur la reconstitution d’une réserve opérationnelle mieux formée, mieux équipée et « totalement intégrée à la manœuvre » sur laquelle les militaires d’active puissent s’appuyer pleinement.
Pari réussi si l’on en croit les chiffres, puisque la réserve opérationnelle est passée de 36 000 en 2017 à 38 000 en 2022 pour atteindre 44 972 personnels en 2024, soit environ un réserviste sur quatre à cinq militaires d’active (au nombre de 205 000 en 2024[5]).
Dernière annonce en date : celle du ministre des Armées Sébastien Lecornu le 26 mars confirmant la création de sept nouvelles escouades de réserve côtière, l’objectif étant d’atteindre trois flotilles (de dix escouades chacune) à l’horizon 2030[6].
Mais les objectifs de croissance du Plan Réserve 2035 ne s’arrêtent pas là avec l’ambition de passer à un ratio de un réserviste pour deux militaires d’active à l’horizon 2035, soit 105 000 réservistes opérationnels pour 210 000 d’active, avec un premier palier de 80 000 personnes à atteindre en 2030.
Ces réservistes opérationnels servent l’ensemble des forces armées au travers, globalement, de « trois grandes familles de missions » ainsi décrites par un responsable du MinArm :
- Des missions de patrouille et de surveillance de zone, telles que l’opération Sentinelle déjà en partie menée par des réservistes ;
- Des missions de soutien aux Armées ayant besoin de renfort dans un certain nombre de domaines et de « métiers sous tension » : cuisiniers, chauffeurs de bus, personnel médical, mais aussi maintenanciers aéronautiques sont des compétences particulièrement recherchées à l’heure actuelle dans la réserve autant qu’au sein de l’armée de métier ;
- Des missions au sein des unités opérationnelles, telles que pilote d’avion (le plus célèbre d’entre eux étant Thomas Pesquet pilote de MRTT dans la RO) voire commando : même s’il s’agit souvent d’anciens militaires (lesquels constituent à hauteur de 40% la RO par rapport aux « ab initio »), il n’existe aucune limite d’après ce même responsable qui souligne que militaires d’active et réservistes opérationnels ont les mêmes droits et les mêmes devoirs, à l’exception de la possibilité de devenir officier général.
« La diversité des missions est amenée à s’accroître » à mesure que la RO monte en puissance. Faciliter et ouvrir l’engagement – y compris par l’augmentation de l’âge limite pour servir dans certaines spécialités jusqu’à 72 ans (pour les cyber-combattants par exemple) – font ainsi partie des maîtres-mots de la feuille de route du ministère.
Une politique d’attractivité et une évolution des mentalités
A l’augmentation quantitative s’ajoute une volonté d’amélioration qualitative de la RO indispensable à l’intégration de cette dernière à la manœuvre.
Pour atteindre les objectifs de recrutement de réservistes opérationnels à l’horizon 2035, il s’agit d’une part de recruter 20 000 personnes par an et d’autre part de fidéliser ceux qui sont déjà intégrés et qui partent au bout de quelques années. Le « Plan Fidélisation 360 » lancé par Sébastien Lecornu voici un an s’est inscrit dans la logique territoriale suivante :
« Ce plan repose en effet sur une approche territoriale et des remontées de terrain. Ce sont, par exemple, les collectivités qui maîtrisent les logements. (…) A travers ce plan, nous sommes comme son nom l’indique dans une logique 360 incrémentale (…) [avec une] simplification des filières ressources humaines, rémunération, prêts immobiliers, logement, matériel, accompagnement des conjoints, prestations sociales, valorisations des parcours, indemnités, orientations des départs vers le privé… », expliquait-il alors[7].
Ce plan concerne tous les militaires – réservistes et d’active – et porte ses fruits si l’on en juge par l’amélioration significative de la rétention en 2024 par rapport aux deux années précédentes[8], tandis que les régions affichent une volonté de se mobiliser encore davantage pour mieux accompagner les militaires dans les territoires ruraux. La région du Grand Est, troisième région française en termes d’effectifs avec la présence de 23 régiments et de 2 bases aériennes, vient ainsi d’annoncer un renforcement du partenariat stratégique entre le Conseil régional et le ministère des Armées[9] destiné à améliorer le quotidien des militaires (par exemple en matière de mobilité).
Un certain « assouplissement dans la progression des grades » fait aussi partie des mesures d’attractivité adoptées, tandis qu’ « une enveloppe budgétaire est en cours de discussion » devant permettre d’améliorer les délais de paiement des soldes. Un problème lié à la gestion de cette courbe de croissante inédite depuis la fin de la conscription en France concerne en effet sa maîtrise administrative : « même si chaque réserviste ne sert que 35 heures en moyenne par an, il doit passer une visite médicale et son engagement va engendrer des tâches administratives supplémentaires pour le personnel des Armées », rappelle un officer. Qui dit croissance de la réserve, dit croissance de sa gestion, mais aussi plus généralement, de tout ce qui va constituer la « cohérence » du modèle d’armée français selon le principe dit DORESE, pour « doctrine, ressources humaines, équipement, soutien et entraînement ».
La LPM 2024-2030 prévoit une telle montée en puissance, tandis qu’un budget de 220 millions d’euros est prévu en 2025 pour couvrir rémunérations et charges sociales.
Le trépied Armée de métier – Entreprise – Réserve : le cercle vertueux du « win-win »
Une des évolutions particulièrement significatives en matière d’attractivité et de rétention concerne par ailleurs l’instauration de nouvelles relations avec l’employeur du réserviste. Un phénomène en cours grâce à un véritable changement de mentalité au sein de nombreux entrepreneurs qui souhaitent soutenir les Armées en facilitant l’engagement de leurs salariés, voire en donnant l’exemple. Un contraste frappant avec l’anonymat, voire la « clandestinité » des réservistes, qui, jusqu’à ces dernières années prenaient la plupart du temps sur leurs congés pour servir la nation.
Les réservistes peuvent donc dorénavant « faire leurs jours » sur leur temps professionnel et cumuler leur rémunération dans leur intégralité ainsi que leur solde militaire. Les entreprises avec lesquelles 700 conventions (dont 19 grands groupes) ont été signées autorisent ainsi entre 10, 20 (tels Carrefour et Décathlon), voire 30 jours (pour certains CHU).
Un total de 1 100 conventions ont été signées entre les Armées et les « employeurs » qui peuvent être des entreprises, mais aussi des collectivités territoriales, et ce chiffre ne cesse de croître, en incluant de façon croissante banques et entreprises de toutes tailles non directement concernées par la défense et la BITD (telles par exemple Hermes). Nouveauté particulièrement appréciable pour l’armée – et le pays – vu le contexte sécuritaire, ces conventions incluent dorénavant une « clause de réactivité ».
En échange, les entreprises y gagnent en « esprit d’équipe et solidarité », mais aussi pour nombre d’entre elles en formation parfois trop onéreuse pour elles (par exemple dans le domaine cyber). Un certain nombre de mesures incitatives, telles que des déductions fiscales, ont par ailleurs été décidées, ce qui devrait faciliter la mise à disposition de réservistes.
Ce « renforcement du modèle de réserve » et ce maillage territorial en métropole et outre-mer contribuent bien évidemment à la résilience nationale avec le développement d’une « garde nationale à la française », un choix délibéré fait par les autorités militaires pour assurer « flexibilité et professionnalisme », mais en conservant un encadrement par l’armée de métier pour faciliter la formation et l’intégration des volontaires.
Notes & références :
[1] Point presse du ministère des Armées du 25 mars 2025
[2] Voir à ce sujet :
- https://www.reservistes.defense.gouv.fr/
- https://ihedn-rl-ar14.fr/2019/01/19/roc-lappli-qui-facilite-le-recrutement/
[3] A noter que l’acronyme ROC choisi pour cette application fait écho au concept éponyme de l’OTAN qui signifie « Resistance Operating Concept » et englobe plus largement tout ce qui peut contribuer à la résistance et à la résilience d’une nation en cas d’agression et d’invasion par un pays hostile. La préparation d’une réserve opérationnelle soutenant et appuyant les militaires d’active s’inscrit dans cette logique d’implication de toute la société dans la défense nationale. On y retrouve les principes de « Whole of Society » et de « Total defence » adoptés en particulier par les pays du Flanc Nord de l’OTAN, tels la Finlande et la Suède, et mis à exécution avec succès en Ukraine – si l’on en juge par la résilience exemplaire de la population ukrainienne au cours de ces deux dernières années – dès les premières heures de l’invasion russe en 2022.
Voir par exemple sur ce sujet :
- l’ouvrage d’Otto Fiala intitulé « ROC et publié en 2020 >>> https://jsou.edu/Press
- alahttps://nsiteam.com/social/wp-content/uploads/2019/05/U-SMA-Brief-SOCEUR-Resistance-Operating-Concept.pdf
- https://www.nato.int/cps/en/natohq/topics_37750.htm?utm
- https://www.act.nato.int/activities/jatec/
- https://national-security.info/sof/roc.html
- https://www.nato.int/cps/en/natohq/topics_231639.htm
- https://nllp.jallc.nato.int/iks/sharing%20public/231208-ruswar-ukraine-lessons-curriculum.pdf
- https://smallwarsjournal.com/2021/06/21/book-review-resistance-operating-concept/
[4] https://armees.com/defense-12-000-reservistes-de-plus-depuis-janvier/
[5] Voir les chiffres de la défense publiés par le ministère des Armées pour cette année-là >>> https://www.defense.gouv.fr/sites/default/files/ministere-armees/Chiffres
[6] Voir le CP de la DICoD à ce sujet rediffusé sur notre site >>> https://operationnels.com/2025/03/26/une-nouvelle-etape-vers-lobjectif-de-trois-flotilles-de-reserve-cotieres-a-lhorizon-2030/
[7] Citation extraite de « Plan fidélisation du ministère des Armées : des mesures à 360° », ministère des Armées, 19 mars 2024 >>> https://www.defense.gouv.fr/actualites/plan-fidelisation-du-ministere-armees-mesures-360deg
[8] En mars 2024, le constat était d’un « départ précoce de 10% » : voir sur ce sujet >>> https://www.defense.gouv.fr/sga/fidelisation-360-mesures-concretes-agents-du-ministere-armees
[9] Conférence de presse de Franck Leroy, président de la région Grand Est, 26 mars 2025
Voir également sur ce sujet :
- https://www.bfmtv.com/economie/entreprises/armee-la-reserve-operationnelle-gonfle-ses-rangs_VN-202503260104.html
- https://www.ouest-france.fr/politique/defense/quest-ce-que-la-reserve-operationnelle-dans-les-armees-172e1376-fa72-11ef-a6a4-567d76e1951c
- https://www.nouvelobs.com/politique/20250314.OBS101430/qu-est-ce-que-la-reserve-operationnelle-que-le-ministre-des-armees-sebastien-lecornu-aimerait-voir-monter-en-puissance.html
Illustration © https://www.reservistes.defense.gouv.fr/