Entretien avec le Général Rouzaud

Général Eric Rouzaud
Général Eric Rouzaud

Le général de corps aérien Eric Rouzaud est Sous-chef d’état-major «Soutien » à l’état-major des armées et Commandant interarmées du soutien. Le COMIAS, officialisé le 16 février 2010, ‹‹a une autorité directe sur l’administration générale et le soutien commun et sur ceux qui les mettent en œuvre, de l’administration centrale aux commandants de base de défense (Com BdD) en passant par les échelons intermédiaires, actuellement à l’étude [et] coordonne également l’action des services interarmées tels que le Service de santé des armées (SSA), le Service des essences des armées (SEA), la Direction interarmées des réseaux d’infrastructure et des systèmes d’information (DIRISI), le Service du commissariat des armées (SCA) et le futur Service interarmées des munitions (SIMu).››

SLD s’est entretenu en mars 2010 avec le Général Rouzaud, afin d’identifier les principaux retours d’expérience relatifs, d’une part, au processus d’expérimentation et de mise en œuvre de la réforme des Bases de défense, et d’autre part, aux conséquences déjà palpables de cette dernière sur le fonctionnement quotidien des armées. Pour le Commandant interarmées du soutien, le bilan global à ce jour s’avère plutôt positif, en ce sens que la disponibilité des forces s’est bien calée sur le besoin opérationnel malgré la synergie de multiples réformes en cours d’application : de fait, c’est de ce point de vue que le concept de Base de défense trouve toute sa légitimité, en ce sens que cette réorganisation géographique et fonctionnelle du dispositif territorial des forces armées focalise ces dernières et sert de catalyseur à une mise en œuvre cohérente.

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SLD  : Général, à la veille du dernier Retex (retour d’expérience), lequel finalisera onze mois d’expérimentation des bases de défense, quelles conclusions générales tirez-vous et quels sont les principaux motifs de satisfaction ?

Général Rouzaud : L’expérimentation que nous menons a confirmé la validité du concept de base de défense. Compte tenu des nombreux projets de mutualisations et de rationalisation entrepris dans le domaine de l’administration générale et du soutien commun, les bases de défense sont une véritable nécessité, car elles permettent de donner de la cohérence à un ensemble de profondes mutations.

Selon le calendrier défini par le Chef d’état-major des armées et le ministre de la défense, toutes les BdD seront déployées en 2011. Pour cela, le mode de fonctionnement précis des BdD sera arrêté à l’été et le nouveau mode d’organisation appliqué dès le 1er janvier 2011.

Comme points positifs, je retiens en premier lieu l’engagement des acteurs de la réforme et la conviction avec laquelle ils conduisent leur mission sur le terrain et le maintien de l’exigence opérationnelle. Les principaux acteurs ont bien compris l’esprit de « laboratoire » dans lequel le Chef d’état-major des armées souhaitait conduire cette première étape avec les onze BdD « expérimentales », puis les BdD « pilotes » : onze BdD expérimentales ont en effet été mises en œuvre le 1er janvier 2009, auxquelles un panel de sept nouvelles BdD a été ajouté douze mois plus tard: nous en sommes donc à un total de dix-huit BdD pilotes.

L’investissement et le travail fourni ont été exemplaires. Après six mois d’expérimentation et grâce à cette mobilisation de tous, nous avons eu la satisfaction de voir que ce système fonctionnait et qu’il était pleinement compatible avec les engagements opérationnels.

Les BdD Pilotes en 2009 et 2010Source : Projet de loi de finances pour 2010 : Défense – Préparation et emploi des forces (www.senat.fr)

SLD : Y a-t-il un impact sur la bonne disponibilité des forces justement, dans la mesure où le recentrage sur l’opérationnel est un des grands axes de la réforme ?

Général Rouzaud : Les bases qui devaient soutenir des unités projetées ont parfaitement répondu au besoin opérationnel, comme la BdD de Marseille qui a projeté le 4ème Régiment de dragons l’année dernière ou encore celle de Clermont-Ferrand qui à envoyé 54 personnels du GSBdD en opérations extérieurs en 2009. Les principales difficultés observées portent davantage sur les modes opératoires dans le fonctionnement courant.

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SLD : Quels sont les principaux enseignements relatifs au processus de mise en œuvre de la réforme ?

Général Rouzaud : Pour optimiser les mutualisations, permettre aux bases de défense de fonctionner avec plus de fluidité et améliorer leur efficacité, trois chantiers sont apparus comme prioritaires :

  1. La définition du périmètre géographique optimal d’une BdD Il est apparu que les BdD donnaient les meilleurs résultats lorsqu’elles rassemblaient 3000 personnes ou plus. Chaque fois que cela sera possible, nous essaierons d’atteindre ou de dépasser cette taille critique. Il y aura sûrement des exceptions et des cas particuliers qui ne remettront pas en cause le principe. Il n’a cependant pas encore été décidé de supprimer les bases de défense de type 1, même si l’expérimentation a démontré que l’intérêt des mutualisations y était fortement limité du fait, précisément, de leur petite taille. En effet, il y a plus de chance de pratiquer des mutualisations réussies et de rationaliser efficacement les soutiens sur une base de défense comportant quatre ou cinq formations différentes que sur une BdD qui ne comptabilise qu’une entité importante. Néanmoins, là encore, nous restons réalistes : la géographie est un facteur déterminant, car elle conditionne le temps de déploiement  lequel, dans les BdD, doit rester raisonnable. En Corse, par exemple, Calvi et Solenzara constitueront deux BdD indépendantes, car, même si elles sont à vol d’oiseau très proches, plus de trois heures de trajet les séparent par la route ! C’est une situation inenvisageable pour un soutien réactif et efficace.
  2. L’harmonisation des procédures entre armées et services Hier, chaque formation exerçait son propre soutien, selon des modalités propres et des méthodes définies par son armée ou son service d’appartenance. Aujourd’hui, le groupement de soutien des bases de défense (GSBdD) a repris l’essentiel des fonctions de soutien et se trouve à la croisée des  procédures. Pour renforcer l’efficacité du soutien fourni par le GSBdD tout en donnant des repères communs aux personnels des BdD, il est indispensable de clarifier, d’harmoniser et de simplifier les réglementations existantes. Notre Ministère compte aujourd’hui environ 15 000 textes qui, dans leur large majorité, ne couvrent pas les problématiques liées à l’interarmisation et aux mutualisations pratiquées dans les BdD. Il y a donc un gros travail de fond à faire pour établir les procédures qui permettront aux BdD de fournir le meilleur service avec des ressources très contraintes. C’est vrai pour la passation des marchés, la gestion des ressources humaines, les finances, … La démarche expérimentale a permis d’identifier les « lacunes » et a mis en évidence la disparité, voire l’obsolescence, de certaines de nos pratiques. A cet égard, les commandants des bases de défense  ont été exemplaires en proposant des solutions pertinentes et souvent innovantes. A nous maintenant d’en tirer le meilleur et de les optimiser pour qu’elles profitent à toutes les BdD.
  3. La rationalisation et la convergence des systèmes d’information et de communication Multiples et disparates, nous devons faire en sorte qu’ils convergent vers des outils simples, dont les modalités d’utilisation seront, autant que faire se peut, les mêmes pour tous.  Par ailleurs, compte tenu de l’étendue des bases de défense et du flux de données très important  qu’elles doivent gérer au quotidien, il est essentiel de dématérialiser au plus vite les échanges. Des projets allant dans ce sens avaient déjà été lancés au sein du Ministère, mais face à l’imminence du besoin révélé avec les bases de défense, les démarches ont dû être accélérées.

SLD : Quelles sont les étapes déterminantes pour la réforme en 2010 ?

Général Rouzaud : 2010 est une période essentielle pour la consolidation du modèle d’organisation final avec, notamment, les conclusions relatives au déploiement d’un échelon intermédiaire du soutien positionné entre le niveau central et les BdD, tout à fait précieux pour la conduite du changement. Il s’agira d’un échelon de pilotage et de synthèse. Son rôle est bien de fluidifier la circulation de l’information et de faciliter les décisions, notamment dans la phase d’adaptation au nouveau modèle.

Au mois de janvier 2010, le service du commissariat des armées (SCA), outil fondamental de cette réforme, a été créé. Regroupant les trois commissariats d’armées, il est placé sous l’autorité du CEMA et constitue une composante essentielle de la nouvelle organisation interarmées du soutien (OIAS).

En février dernier, l’EMA a adopté un arrêté qui officialise la fonction de commandant interarmées du soutien (COMIAS) que j’occupe actuellement. Pour assurer cette responsabilité, je m’appuie sur un centre de pilotage et de conduite du soutien (CPCS), créé dans le même temps. Le CPCS a pour mission d’assurer le suivi des soutiens tout en veillant à la bonne coordination du niveau central de la chaîne interarmées du soutien avec, les échelons intermédiaires expérimentaux et les BdD d’une part, et avec les autres organismes interarmées et services ministériels concernés d’autre part.

Enfin, nous mettrons la touche finale à la cartographie des BdD. L’ensemble des formations et unités du ministère seront alors soutenues par la chaîne interarmées du soutien.

SLD : Durant la conduite de l’expérimentation, faites-vous évoluer votre modèle de BdD au fur et à mesure ou attendez-vous la fin de l’expérience pour tirer globalement les leçons ?

L’expérimentation d’Aubagne, seule BdD répondant à une logique fonctionnelle –à savoir une base Légion- a-t-elle été abandonnée parce qu’elle ne fonctionnait pas ?  La base de défense « Légion » fonctionne. C’est même une de celle qui marchait le mieux. Nous avons testé à Aubagne une base sur un mode exclusivement « fonctionnel » et non territorial. En d’autres termes, nous n’avons pas rationalisé le soutien selon un critère géographique mais selon un critère d’activité, en rassemblant les fonctions de soutien communes aux légionnaires. Et cela a très bien marché ! Le remboursement des frais de déplacements est un exemple, important s’il en est. C’est souvent au cœur des désagréments sur d’autres bases. A Aubagne, la BdD a divisé par trois les délais de remboursement.  Mais en optant pour le schéma d’Aubagne, il aurait fallu trouver des logiques de rapprochement fonctionnel pour l’ensemble du dispositif… Par exemple une base montagne, une base parachutiste, une base troupe de marine, etc. C’est un schéma complètement différent et incompatible de l’approche territoriale. Incompatible aussi du recentrage sur le cœur de métier et qui offre des gains moindres. C’est pourquoi nous l’avons abandonné.>>

La base de défense ‹‹Légion››, seule BdD répondant à une logique fonctionnelle, a été abandonnée, non pas parce qu'elle ne fonctionnait pas, mais parce que le "schéma d'Aubagne" aurait été difficile à généraliser et s'avère incompatible avec l'approche territoriale de rationalisation économique et géographique adoptée (Crédit photo : La Légion étrangère en 2010, diffusé sur internet par http://fr.calameo.com)

Général Rouzaud : Pendant la réforme, la vie continue. Les armées et les services de défense ont toujours les mêmes missions, les unités opérationnelles toujours les mêmes objectifs opérationnels. Le besoin de soutien n’a pas changé. Pour que le niveau de soutien perdure et demeure efficace, il était donc indispensable d’apporter rapidement les correctifs nécessaires. L’expérimentation nous apporte cette souplesse. Plusieurs réajustements ont donc été réalisés dès cette année. Par exemple, les BdD « fonctionnelles » ont été abandonnées au profit des BdD géographiques. Les adaptations sont continues, permettant de tester diverses solutions pour que nous aboutissions au modèle le plus pertinent.

Notre façon d’opérer est simple, en ce sens qu’elle est fondée sur la réactivité. Pour cela, elle s’appuie sur un dispositif à trois niveaux :

  • les bases de défense, qui identifient les difficultés locales et proposent des solutions ;
  • le centre de pilotage du soutien (CPCS), qui prend les décisions et applique les procédures nécessaires ;
  • des groupes d’experts, qui assurent un rôle de conseil : rassemblés dans une « Task force », ils ont une vue d’ensemble sur les solutions adoptées par les BdD et sur l’évolution des projets de la réforme au niveau ministériel. Ils peuvent ainsi donner des orientations pour modifier le système en marche.

SLD : Peut-on d’ores-et-déjà voir une évolution en terme de bénéfices acquis sur le terrain ? Avez-vous quelques exemples concrets de réussite ?

Général Rouzaud : Tout d’abord, il faut comprendre l’ampleur de la réforme du Ministère : toutes les entités ou presque vivent de profondes transformations en termes d’organisation. Ceci conduit à de multiples changements (administration, gestion budgétaire, etc.).  Or, ces transformations ne peuvent pas être menées indépendamment les unes des autres. Elles sont rendues possibles et sont accélérées par les BdD qui jouent un rôle catalyseur. C’est le premier bénéfice des BdD.

Par ailleurs, les principales évolutions ne seront perceptibles que sur le long terme. Nous sommes en phase de transition et, tant que le modèle n’est pas stabilisé, il est prématuré de faire une évaluation précise des gains réalisés. En revanche, le mode de fonctionnement que nous mettons en place s’est déjà traduit par des réalisations concrètes au niveau local.

  • Par exemple, la BdD de Nancy a été très réactive dans la convergence des marchés en pratiquant une centaine de mutualisations, lesquelles ont pour effet de diminuer le coût des approvisionnements. Autre effet positif, les marchés sont passés au profit de toutes les formations de la BdD ce qui permet aux plus modestes de bénéficier de prestations qu’elles n’auraient pas pu financer elles-mêmes.
  • Deuxième exemple, la BdD de Brest qui, après avoir optimisé la gestion de ses capacités de transport, dispose aujourd’hui d’un véritable « pool » commun de véhicules.

D’une façon générale, en créant un parc automobile global, les BdD améliorent la gestion et l’emploi du parc des véhicules de la gamme commerciale. Les renouvellements de commandes sont en conséquence moins fréquents, ce qui s’avère fonc générateur d’économies. Dans le domaine de l’hébergement et de la restauration également, des bénéfices similaires ont été recensés.

Dans le domaine des relations extérieures, le commandant de la base de défense joue par ailleurs un véritable rôle de facilitateur. A Marseille, par exemple, le commandant de la base de défense est rapidement apparu comme un interlocuteur incontournable dans la gestion des infrastructures et dans les relations avec les acteurs externes au ministère (autorités politiques ou administratives, organisations syndicales, acteurs économiques, etc).

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SLD : Quelles sont les réactions, notamment par rapport aux attentes en matière d’économies de personnel, de la part des personnels civils et militaires et des syndicats ?

Général Rouzaud : Dans le contexte actuel de réforme, la réduction des effectifs est inéluctable et génère beaucoup d’inquiétudes, ce qui est compréhensible. Les bases de défense n’ont pas été faites pour « exterminer les emplois » au sein de notre ministère, comme j’ai pu le lire sur certains tracts. Les bases de défense ont été pensées et mises en œuvre pour optimiser la rationalisation des moyens et lui donner de la cohérence. C’est parce que les multiples réformes du ministère vont aboutir à une réduction des effectifs que les bases de défense sont indispensables. En mutualisant l’administration générale et le soutien commun, nous organisons un nouveau mode de fonctionnement, mais l’objectif reste identique : garantir un niveau de service constant et performant pour que nos unités puissent continuer à exercer leur mission opérationnelle.

SLD : Le calendrier de mise en œuvre rapide de la réforme va-t-il à votre avis être maintenu ?

Général Rouzaud : Il est indispensable que nous maintenions le cap de la réforme, nous avons même accéléré son rythme. Le calendrier est rapide, c’est une nécessité. Il fallait absolument éviter que la transition vers le nouveau modèle ne soit trop longue, car elle aurait conduit à faire coexister deux modèles d’organisation, ce qui aurait généré dysfonctionnements et lourdeurs au détriment des unités soutenues. Cela dit rien ne doit et rien ne sera fait dans la précipitation. En toute circonstance, le pragmatisme et le sens des responsabilités sont de rigueur. C’est pour cela d’ailleurs que nous avons pris le temps d’une expérimentation sur deux ans. Nous avons voulu définir un modèle de fonctionnement optimal, opérationnel et marqué par les réalités de terrain plutôt qu’un modèle dogmatique qui aurait été plus rapide à établir, mais certainement moins réaliste et efficace.

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*** Posté le 29 avril 2010