Compte-rendu du colloque « La logistique, fonction opérationnelle oubliée » du 29 juin 2010

Par Guillaume Grandvent
Blogueur, Membre d’Alliance Géostratégique

02/10/2010 – En introduction de cette conférence, Olivier Kempf, président d’Alliance Géostratégique, a détaillé les principales problématiques étudiées par les intervenants, en particulier celles de la projection des moyens, de la logistique interarmées et de l’externalisation, introduisant également l’importance de la logistique comme centre de gravité à l’échelon opératif.

Au cours de son avant-propos historique, Guillaume Lasconjarias, chercheur à l’IRSEM, a retracé les développements de la composante logistique des armées, de l’armée assyrienne aux forces modernes. L’approvisionnement des forces combattantes, basé sur la capture des ressources ennemies, fut la forme de logistique la plus répandue jusqu’à la première guerre mondiale. L’édification de véritables marines de guerre eut une action structurante sur la logistique dès l’antiquité, au sein des armées grecques et romaines, notamment à travers une stratégie de prise des ports. La notion même de logistique est étroitement liée à l’apparition de l’État, qui structure les activités au sein de la société et permet l’émergence d’une composante logistique pérenne au sein de l’armée.

 

Ce point important des interactions entre État et logistique militaire, fut l’un des fils conducteurs développés par Laurent Henninger, chargé d’études à l’IRSEM, dans ses introductions aux différentes tables rondes en sa qualité d’animateur du colloque.

Table ronde 1 – Comprendre la logistique dans les conflits modernes

Benoist Bihan, doctorant et chercheur au CNRS, a ouvert cette première table ronde en définissant la logistique comme “le liant entre les nœuds du système Armée“, des liens matériels et immatériels, notamment par les transmissions. Il serait selon lui nécessaire d’intégrer plus avant la logistique à l’art de la guerre, au même titre que l’infanterie ou l’artillerie, en définissant une notion de “manœuvre logistique”. Cette manœuvre logistique aurait un volet défensif consistant à préserver la cohérence du système opérationnel, à organiser la manœuvre des flux et à intégrer étroitement la logistique aux opérations de combat. Le second volet, offensif, viserait à dégrader la cohérence du système ennemi en s’attaquant à sa logistique et ainsi générer une “blessure profonde” dans son dispositif. L’intervenant a rappelé que l’ennemi irrégulier possède lui aussi une logistique, au même titre que les grandes armées, mais n’a pas à préserver d’infrastructures logistiques à l’arrière, l’essentiel de son dispositif fusionnant avec celui de la population civile. Il considère qu’il est temps d’abandonner la conquête des cœurs et des esprits, et de privilégier l’isolement de l’ennemi en le coupant de ses liens logistiques étroits avec les civils.

 

Le capitaine de vaisseau (ER) Eudeline a présenté une rétrospective historique et stratégique complète du mouvement rebelle tamoul LTTE, à travers le développement de sa logistique. L’histoire de LTTE est marquée par trois phases, la première étant la genèse du mouvement à travers sa composante terrestre (1976-1991), puis la création et la montée en puissance de sa propre marine de guerre les « Sea Pigeons » (1991-2006) et enfin la campagne d’attrition conduite de 2007 à 2009 par les forces régulières, menant à la chute du mouvement. La persistance des tigres tamouls fut intrinsèquement liée au développement d’une logistique maritime complexe, à travers un réseau de vaisseaux ravitailleurs permettant l’approvisionnement des forces à terre, qui se révéla au final son talon d’Achille. En effet, bien que particulièrement efficace, ce réseau logistique finit par être la cible privilégiée des forces sri-lankaises, aidées par les USA et l’Inde, conduisant à l’isolement logistique du LTTE, complètement dépendant de ses navires. 1

 

Le commandant Thépenier, a livré son expérience en tant que chef opérations du 1er BCS (Bataillon de Commandement et de Soutien) en Afghanistan en 2008. Il a souligné les conditions très difficiles dans lesquelles le 1er BCS a procédé à l’installation et au ravitaillement de la Task Force 700.
Dans la phase initiale de cette opération (juin-juillet 2008), le régiment a dû procéder à des convois logistiques opérés par des vecteurs logistiques non-blindés, sur un axe Kaboul-Bagram-Nijrab tenu par l’ennemi et aux voies non-goudronnées, à un rythme effréné de deux rotations complètes par jour. L’arrivée du général Michel Stollsteiner à Camp Warehouse, où il prit la tête du RCC (Regional Command Capital), a signé l’apparition tant attendue d’un appui aérien (US/OTAN) pour protéger les convois français. Avec la montée en puissance du dispositif, chaque convoi alignait six vecteurs logistiques non-blindés, une dizaine de VAB dont un VAB JTAC, une section d’infanterie disposant d’un canon de 20mm, le tout sous le commandement du chef logistique : c’est désormais lui qui conduit la manœuvre ! Ainsi, un convoi logistique ravitaillant la Task Force Lafayette mobilise sur une période de 12h deux sous-GTIA, deux compagnies ANA et des équipes EOD.

Claudia Major, chercheuse au German Institute for International and Security Affairs, a traité des défis logistiques auxquels fait face l’Union Européenne lors d’opérations extérieures conjointes. La première contrainte à ces opérations reposant sur le caractère volontaire des déploiements qui reste à la discrétion de chacun des états-membres. Les règles d’emploi propres à chaque nation peuvent également constituer des obstacles au bon déroulement de ces opérations, ce qui nécessite notamment de réconcilier différentes « cultures logistiques ». Le transport aérien constitue un problème récurrent dans la planification logistique, les vecteurs disponibles se révélant parfois insuffisants en nombre, peu appropriés à la mission ou indisponibles dans le délai imparti. Des améliorations sont toutefois espérées à l’échelon européen, notamment grâce à la création de l’EATC (European Air Transport Command). 2

Stéphane Taillat, doctorant et professeur d’histoire, a pour sa part traité de la problématique logistique du conflit irakien, tant du côté américain et de la coalition OIF, que du côté d’Al-Qaïda et des insurgés. Son exposé s’est concentré sur le “sursaut” (surge) du général Odierno et sur sa stratégie de ciblage de la logistique insurgée, notamment par le bouclage de la capitale (Phantom Thunder) et la destruction ciblée des cellules terroristes (Anaconda). Stéphane Taillat a également abordé la question de la logistique des populations civiles au cours du conflit. 3

 

Table ronde 2 – La logistique moderne: ce qu’on garde et comment on l’organise

Le colonel Jacquement, chef J4 au CPCO (EMA), a abordé au cours de son intervention la question de la planification du soutien à travers les différentes fonctions de la logistique interarmées. Il a tout d’abord été rappelé que la RGPP a engendré une réduction d’effectifs de 54 000 personnels au sein des armées, dont 36 000 dans les soutiens. L’externalisation a pris une place importante dans la logistique, au point qu’elle constitue une fonction à part entière. Il est important que la France s’interroge sur le niveau de moyens qu’elle accorde à la logistique, notamment afin de conserver sa capacité à « entrer en premier » sur un théâtre d’opérations, le transport aérien étant une composante essentielle du dispositif. Le colonel Jacquement a souligné que le savoir-faire français en matière de logistique est reconnu en opérations, notamment dans les domaines du soutien pétrolier et du soutien sanitaire. La position de premier plan que tient la France dans ce domaine a notamment été illustrée lors de l’opération EUFOR Tchad, qui n’aurait pas eu lieu sans son apport majeur.

 

Le commissaire colonel Legendre, du service du commissariat des armées (SCA), s’est exprimé sur la notion de soutien courant et sur la récente création du SCA. Les armées se doivent de trouver un équilibre dans l’externalisation de la logistique et de définir ce qui relève exclusivement du militaire. Le cœur du métier de logisticien militaire doit être conservé au sein des armées. Ce cœur de métier peut être défini comme “l’usage de la force, l’entrée en premier et le soutien tactique des opérations de combats”. L’analyse des coûts, tant au sein des armées que du côté du prestataire, doit être un préalable aux contrats, afin de définir une notion commune de rentabilité. En opérations, le recours à des prestataires locaux peut avoir des conséquences collatérales et il est donc nécessaire de respecter les équilibres sociaux et ethniques.

Le colonel Guéguen, du commandement des forces terrestres (CFT), a traité de la logistique dans le cadre du changement de format des forces terrestres. La logistique des forces terrestres souffre des élongations entre arrière et avant, de la dispersion des forces sur de vastes théâtres à la géographie difficile. Elle se distingue en cela des forces navales, qui préservent une certaine autonomie logistique en opérations de par leur capacité d’emport, là où les forces terrestres sont plus dépendantes des flux. La logistique des armées est en recherche permanente d’une synergie tactico-logistique afin de mieux servir les forces combattantes dans leur contexte opérationnel. La planification et l’entraînement conjoints permettent de renforcer cette synergie. Il est nécessaire de faire attention à ne pas descendre en dessous des niveaux actuels en termes de moyens et de financement, afin de conserver les capacités opérationnelles qui en dépendent.

 

Monsieur Laroque, de la direction centrale du matériel de l’armée de Terre (DCMAT), a offert une présentation exhaustive des activités de la NAMSA (Agence OTAN d’entretien et d’approvisionnement) et du rôle croissant qu’elle joue dans les contrats destinés aux forces françaises. Chargée du soutien logistique de certains programmes OTAN (NH90, Tigre, AWACS), la NAMSA constitue également une infrastructure importante pour la collaboration logistique entre les 28 pays membres de l’OTAN. Elle offre la possibilité d’accéder à un vaste pool de matériels et de pièces détachées, dont le partage est assuré par la mise en réseau d’un grand nombre de dépôts logistiques des différentes armées. La NAMSA a également permis à ses partenaires de réaliser des économies substantielles grâce des contrats d’acquisitions communs, facilitant les négociations avec les fournisseurs.

 

Table ronde 3 – Logistique et industrie

Francis Bretaudeau, directeur du département logistique de l’entreprise EADS Défense et Sécurité, s’est notamment exprimé sur les aspects informationnels de la logistique. Il a rappelé que la logistique, tant par ses flux matériels que par les flux de données qu’elle génère, se révèle très proche du traitement de l’information au sens large. Il est nécessaire de fédérer des informations sur l’ensemble de la chaîne logistique. L’évolution des technologies représente une aide précieuse pour le traitement de l’information logistique mais génère également de nouveaux défis techniques. La dimension sécuritaire requiert également des efforts croissants, afin de fiabiliser et protéger l’information logistique dans des systèmes extrêmement étendus.

Le général de division aérienne Pinaud, de la division Soutien Logistique Interarmées (SLI) de l’EMA, a procédé à une présentation très complète des évolutions qu’a connues le maintien en condition opérationnelle (MCO), au sein des armées françaises. Ces opérations de maintenance ont été progressivement réorganisées afin d’être regroupées par milieu, la SIMMAD étant chargées de la maintenance aéronautique, le SSF du milieu maritime et le SMITer des matériels terrestres. L’externalisation des diverses tâches de maintenance est une pratique ancienne, mais fait l’objet d’une nouvelle réflexion afin d’aboutir à un meilleur partage des risques et des performances entre les armées et leurs partenaires industriels. Cette externalisation est justifiée par la complexité croissante des équipements, en particulier des sous-ensembles, ce qui requiert des savoir-faire très spécifiques. Le maintien en condition opérationnelle doit être apprécié dans la continuité d’un programme d’armement, afin d’envisager le coût de possession d’un équipement sur toute sa durée de vie.

Laurent Maury, vice président de Thales Communications S.A., soutien et service clients, a évoqué l’évolution du soutien logistique dans le cadre des relations entre les armées et leurs partenaires privés. Le partenariat entre les armées et les industriels, marqué autrefois par des directives précises de la part du client institutionnel, a évolué vers une demande de services plus centrée sur les résultats et laissant une plus grande responsabilité à l’industriel dans la définition d’une solution technique adaptée. Cette évolution est également marquée par une plus grande réactivité de la part de l’industriel dans l’adaptation du service fourni en fonction de l’évolution du contexte opérationnel, appuyé en ce sens par le développement des NTIC. L’importance des flux informationnels est réaffirmée par l’intervenant, soulignant la nécessité d’une logistique infocentrée. Afin d’aboutir à un meilleur partage de processus et de compétences, il pourrait être utile de développer des échanges entre armées et industriels, en organisant des parcours professionnels mixtes.

L’ingénieur général de l’armement Dufour est intervenu sur le thème des programmes en coopération et en particulier du soutien initial. Il a tout d’abord été souligné la nécessité de prendre conscience de l’évolution de la culture juridique dans le domaine de ces programmes. Dans la planification de ces programmes en coopération, il est important de prévoir les coûts en se basant sur l’expérience acquise en matière de soutien. Cela impose de définir avec précision les performances attendues, les différents prix et de prendre en compte la notion de risque. La maîtrise de l’information et la gestion du transit sont centraux afin d’assurer la mise en œuvre de ces programmes. Il est à noter que les systèmes d’information ont une action structurante, en créant des processus spécifiques qui requièrent des personnels qualifiés pour les gérer. Dans ce contexte d’évolution des technologies, les armées doivent toutefois rester en capacité de mener leurs opérations dans les cas où elles seraient privées de leurs réseaux.

Table ronde 4 – Quel partage entre logistique militaire et civile ?

 

George-Henri Bricet des Vallons, chargé de recherche à l’IPSE, a abordé la question de la privatisation de la logistique américaine et de l’action des sociétés militaires privées en Irak et en Afghanistan. Il fut souligné la très forte dépendance des contingents américains envers ces entreprises, ce qui induit un déséquilibre dans la nature des forces déployées. Au cours du conflit, il fut comptabilisé jusqu’à 174 000 contractors engagés sur le théâtre irakien pour un contingent de 140 000 militaires américains. Le recours à l’externalisation en Afghanistan a également eu des effets inattendus, une part importante des sommes payées aux entreprises de transport et de sécurité locales finissant par être reversée aux insurgés.4

 

Le commissaire général Beyries, directeur général de l’Économat des Armées (EdA) a présenté son expérience de la sous-traitance de fonctions logistiques, par l’exemple de CAPES France, en particulier dans le cadre de l’opération EUFOR Tchad. L’initiative CAPES France (Capacités Additionnelles Par l’Externalisation du Soutien des forces Françaises) est une expérimentation menée sous l’autorité de l’EdA débutée en janvier 2007 et visant à sous-traiter deux fonctions de soutien : la gestion de camp et les acheminements, vers et sur le théâtre. La sous-traitance a fait l’objet d’un contrôle continu à travers des évaluations de performance, mises en rapport avec l’ordre d’intervention (OI) qui définit avec précision les sous-fonctions externalisées et qui fut négocié initialement entre l’EdA et les maîtres d’ouvrage. L’ensemble du programme CAPES a fait l’objet d’un rapport intermédiaire publié en 2009, qui a permis d’observer une amélioration globale de la qualité de service, bien qu’il soit difficile de comparer l’évolution des coûts avant et après l’externalisation.

Julien Ayme, représentant le GIE Access, a offert une présentation de ce groupe d’intérêt économique, à travers ses activités dans le domaine du soutien opérationnel des organisations internationales. Il a souligné l’opportunité économique que représentent les missions humanitaires et d’aide au développement. Il serait ainsi nécessaire de renouveler la vision française qui privilégie traditionnellement une approche publique. Cette modernisation passe par une dimension interministérielle accrue, l’identification d’objectifs pays par pays et la gestion des ressources humaines, en renforçant la présence française dans les instances dirigeantes des organisations internationales.

 

Philippe-Pierre Dornier, managing partner de Newton Vaureal Consulting, a apporté son expertise au cours de cette dernière table ronde, sur le sujet des partenariats logistiques entre public et privé. En introduction, la notion de soutien en service fut présentée, avec comme impératif l’obligation de résultat en matière de logistique. Si la logistique est souvent perçue comme une action d’exécution et de terrain, il ne faut pas omettre que cette phase d’action est subordonnée à un niveau de pilotage et à une phase préalable de conception. Dans le contexte actuel, les solutions logistiques sont soumises à une certaine instabilité, les contraintes évoluant plus vite que les pratiques logistiques. Cela impose de « reconcevoir le juste à temps ». S’il est important de s’occuper des moyens physiques, il est crucial pour les entreprises de monter en puissance dans les niveaux de pilotages et de conception, en privilégiant les moyens d’informations et les compétences. Concernant l’externalisation, au-delà du tracé de la frontière entre public et privé, c’est la question de la transition qui se révèle prépondérante.5

En conclusion de ce colloque, Pierre Pascalon, président du club Participation et progrès est revenu sur les différentes tables rondes, en soulignant l’importance structurante et fondatrice de la logistique militaire dans l’organisation des états. Il a également détaillé le rôle stratégique de la fonction logistique dans les opérations militaire, résumant que la « logistique est tout ». M. Pascallon a terminé son intervention en appelant, non sans humour, à la création d’un véritable « ministère de la logistique » afin d’entériner la valeur essentielle de cette composante des armées.

 

Les actes de ce colloque, particulièrement riche et novateur, seront publiés chez l’Harmattan début 2011.

 

———-

Notes de bas de pages

 

1 cf. Un mouvement terroriste vaincu par la mer : LTTE (1973-mai 2009) in Revue Défense Nationale (nov. 2009)

2cf. La logistique de l’opération EUFor RD Congo en 2006 in Défense nationale et sécurité collective (fév. 2010)

3cf. Battle for Baghdad CESAT (avril 2009)

4cf. Irak, terre mercenaire Editions Favre (septembre 2009)

5cf. La logistique globale de Ph-P. Dornier et Michel Fender, Éditions d’Organisation (avril 2001)