Première partie : vingt ans d’usure insidieuse

Par Richard B. Andres

Dr. Richard B. Andres est professeur spécialiste des questions de sécurité nationale au « National War College » et chargé de recherche à la « National Defense University ». Il fut conseiller spécial auprès du « Secretary of the Air Force » au sein du Pentagone. Il publie régulièrement notamment dans Joint Force Quarterly, International Security, ou encore The Journal of Strategic Studies.

Dans cet article publié initialement en octobre 2010 dans The American Interest Magazine, Dr. Andres fait ici le bilan de ces trente dernières années et retrace l’évolution de l’armée de l’air en soulignant les risques de décadence rapide, susceptibles d’affecter la capacité des Etats-Unis à maintenir la suprématie aérienne qu’ils ont jusqu’à maintenant cherché à maintenir. Cette analyse est publiée en trois parties.


F16Le vieillissement de la flotte de l'armée de l'air américaine, mise à contribution de façon intensive depuis une vingtaine d'années, inquiète nombre d'experts militaires américains. Crédit photo : F16 Thunderbirds de l'USAF, Peter Steewoover, www.steehouwer.com


10/12/2010 – Un débat occulté
Dans un discours devant le Congrès américain en date de septembre 2007, Michael Wynne, alors « US Secretary of the Air Force », mettait en garde contre la faillite de l’armée de l’air :

« A un moment donné, [les avions] vont simplement rouiller, vieillir et tomber du ciel. »

Venant d’un homme politique en fonction, la sinistre prédiction de Michael Wynne équivalait à agiter un drapeau rouge au sein des autorités civiles du Pentagone. La tension est montée alors que Michael Wynne et le Général Moseley, alors Chef d’état-major de l’armée de l’air continuaient à s’exprimer sur ce sujet, et quelques mois plus tard, soit-disant pour des raisons indépendantes, ces derniers furent limogés par le ministre de la Défense Robert Gates – le premier limogeage simultané d’un ministre et d’un chef d’état-major dans l’histoire des Etats-Unis. Les autorités du ministère de la Défense demandèrent par la suite aux responsables de l’armée de l’air de ne plus s’exprimer publiquement sur l’état de leur armée. Plusieurs généraux de l’Armée de l’Air ne tînrent pas compte de l’avertissement et se virent demander de prendre leur retraite, puis le problème disparut peu à peu de la sphère publique.

Néanmoins, la réalité de ce dernier demeure.L’âge moyen de la flotte de ravitailleurs et de bombardiers, laquelle constitue le fondement de la capacité de projection de puissance de l’armée de l’air américaine, dépasse maintenant les cinquante ans. La plupart des avions de combat de l’armée de l’air ont été construits pendant les années soixante dix, et pratiquement tous les avions ont dépassé de dix ans leurs limites de durée de vie. La technologie conçue pour contrer les missiles sol-air et les avions de combat datant de l’époque de la guerre du Vietnam est en train de devenir obsolète face à l’émergence de nouvelles capacités de défense aérienne. Les bases aériennes construites voici un demi-siècle sont mal placées pour répondre aux nouvelles missions de dissuasion. Aujourd’hui, une grande partie des forces de l’armée de l’air n’existe que sur papier, les avions étant trop anciens pour le vol de combat, mais requérant des investissements énormes en matière de MCO. Si les pratiques d’acquisition actuelles se poursuivent, le niveau de disponibilité technique opérationnelle et l’efficacité de la puissance aérienne américaine continueront à se détériorer au fil du temps, avec des conséquences graves pour la sécurité nationale américaine.

L’âge moyen de la flotte de ravitailleurs et de bombardiers, laquelle constitue le fondement de la capacité de projection de puissance de l’armée de l’air américaine, dépasse maintenant les cinquante ans. La plupart des avions de combat de l’armée de l’Air ont été construits pendant les années soixante dix, et pratiquement tous les avions ont dépassé de dix ans leurs limites de durée de vie. La technologie conçue pour contrer les missiles sol-air et les avions de combat de l’époque de la guerre du Vietnam sont en train de devenir obsolètes face à l’émergence de nouvelles capacités de défense aérienne. Les bases aériennes construites voici un demi-siècle sont mal placées pour répondre aux nouvelles missions de dissuasion.


Une série de guerres sans fin
Le départ en vrille de l’armée de l’air ne date pas des remarques effectuées par Michael Wynne en 2007. Il a commencé dès le début des années quatrevingt dix, tandis que la guerre froide touchait à sa fin. D’un côté, le Congrès s’est attaché à récolter les dividendes de la paix ; de l’autre, les présidents successifs ont eu recours aux services de l’armée de l’air de façon accrue et bien au delà des prévisions budgétaires. Entre 1989 et 2003, les États-Unis sont entrés en guerre à cinq reprises, et tout au long de cette période l’armée de l’air a maintenu un niveau d’activités soutenu dans les zones d’exclusion aérienne au sud et au nord de l’Irak. En raison de budgets limités, l’armée de l’air s’est ainsi coupé herbe sous le pied : le budget de recapitalisation fut ainsi sacrifié sur l’autel des opérations en cours, avec l’espoir qu’une telle pratique s’achèverait une fois les guerres terminées. Mais les guerres ne se terminent pas….

Au début des années 2000, au lendemain du 11 Septembre, le déclin de l’armée de l’air s’est accéléré avec l’adoption par le gouvernement Bush de sa “stratégie de l’avant pour la promotion de la liberté” («Forward Strategy of Freedom»), une approche s’adressant essentiellement au “Grand Moyen-Orient” et appliquée le plus directement en Afghanistan et en Irak. L’idée que les forces terrestres américaines pourraient assécher le terreau du terrorisme en occupant les états ennemis, puis en s’engageant dans des projets de reconstruction de la nation en vue de sa démocratisation, a eu pour effet de transférer la mission des forces armées américaines de la guerre conventionnelle vers la contre-insurrection (COIN). Tandis que la mission première de l’armée changeait, les cercles politiques américains se mirent de plus en plus à considérer l’armée de l’air comme marginale. Avec des milliers de soldats et de Marines morts en terre étrangère, des investissements irrécupérables et des objectifs pas encore atteints, il est de plus en plus difficile d’arguer en faveur de priorités centrées sur les forces terrestres, ou pour la recapitalisation de l’armée de l’air et de la Marine dans le but d’éviter de futures guerres conventionnelles. Avec la prolongation des guerres en Irak et en Afghanistan, les partisans d’une stratégie de contre-insurrection ont fait valoir que l’argent utilisé au profit de l’armée de l’air et de la Marine pourrait sauver des vies en théâtre d’opération s’il était réorienté vers l’armée de terre. En 2007, la simple suggestion de nouvelles acquisitions pour l’armée de l’air et la marine suffisait à engendrer la condamnation parmi certains milieux politiques américains.

KC-XLes programmes d'acquisition de l'armée de l'air américaine au point mort Ci-dessus : le ravitailleur KC-X proposé par Northrop Grumman  fut la première victime du changement de stratégie du Pentagone à partir de 2008 crédit photo : www.aviationweek.com, mars 2010 


A partir de 2008, le Pentagone fondait toute sa stratégie d’acquisition autour de la COIN. Après le départ du Secrétaire à l’armée de l’air et du CEMAA, furent ainsi annulés nombre de programmes d’équipement de l’armée de l’air. L’achat prévu du nouveau ravitailleur KC-X fut repoussé cette même année. En 2009, ce fut au tour du F-22 (dont la production fut arrêtée), du bombardier de nouvelle génération et de la plupart des autres programmes de l’armée de l’air alors en cours. De la même façon le Commandant de JFCom (« joint Force Command ») condamna l’emploi massif de la force aérienne, tel qu’il avait été mené dans les années quatre-vingt dix, en interdisant sous son commandement toute référence aux opérations basées sur les effets (l’approche d’emploi intensif de la puissance aérienne, dite « Effects Based Operations », avaient conduit à la rapide victoire de la coalition contre l’Irak en 1991).