L’accès aux “espaces de liberté” : nouveau défi de long terme des forces armées
Par le Général Gaviard
*** Une version de cet article fait l’objet d’une publication dans le DSI de décembre 2010 : il est ici reproduit avec l’autorisation de son auteur.
Lorsque les Chinois testèrent une arme anti-satellite en 2007, nombre de scientifiques manifestèrent leur inquiétude eû égard au doublement du nombre de débris spatiaux ayant résulté de la collision et susceptibles d’affecter les satellites à cette altitude. Credit photo : NASA, 2007 (www.newscientist.com)
10/12/2010 – Les tirs anti-satellites réussis par les Chinois ou les Américains, les attaques sur les réseaux bancaires estoniens ou militaires géorgiens, la piraterie maritime ainsi que la montée en puissance et la prolifération de missiles sol-air de plus en plus performants mettent l’accent sur un phénomène montant de « déni d’accès » aux espaces de liberté traditionnels que sont l’espace, le cyberespace, les espaces maritimes et les espaces aériens. Ces « biens communs » stratégiques (« global commons » en anglais), sont la nouvelle préoccupation de SACT («Supreme Allied Commander Transformation »), le commandement de la Transformation de l’OTAN situé à Norfolk, lequel souhaite aller au-delà des opérations en Afghanistan centrées sur la contre insurrection (COIN pour «Counter Insurgency »). La question est la suivante : comment effectuer une entrée en premier sur un théâtre d’opérations si l’accès aux espaces maritimes et aériens étaient interdits par certaines capacités ennemies ? En accompagnement des discussions diplomatiques indispensables pour sauvegarder ces libertés d’accès, il apparaît qu’une puissance aérospatiale forte s’appuyant sur des concepts d’emploi novateurs devrait permettre de répondre efficacement, au plan militaire, à cette problématique. Encore faut-il prendre la mesure des besoins réels.
A la recherche de parades au déni d’accès
Parmi les réponses possibles, la défense anti- missile balistique (DAMB), présentée comme une réponse aux menaces proliférantes, est aussi une manière claire pour Washington d’afficher sa suprématie spatiale. La DAMB est une des clés de l’équation du déni d’accès, car à travers cette initiative politique forte, les Américains souhaitent indiquer très fermement que l’Espace est hautement stratégique pour eux et qu’ils en resteront maîtres. Concrètement, en Europe, ce sont avant tout les centres d’opérations air (CAOC) qui seront directement responsables de la DAMB. Face aux propositions américaines « d’approche adaptative séquencée » en Europe (PAA ou « Phase Adaptive Approach »), l’OTAN a choisi tout naturellement ces CAOC comme le centre nerveux de son dispositif au plan tactique. Ce qui n’empêche pas les Américains de conserver la maîtrise de l’ensemble : au plan opératif, c’est en effet le « commandeur air » situé à Ramstein en Allemagne, où sont colocalisées les structures de commandement air américaines et OTAN, qui est clairement identifié comme l’unique responsable opérationnel chargé à la fois de la défense aérienne intégrée et de la défense anti- missile.
- Agi par la même problématique de réponse au « déni d’accès », le cyberespace est lui aussi devenu un souci majeur pour les Européens et l’OTAN. Après les attaques sur les réseaux bancaires estoniens, l’Alliance a d’ailleurs créé rapidement à Tallin un centre d’excellence dédié à la cyberdefense. On retrouve ici aussi la puissance aérospatiale, qui par nature repose fondamentalement sur la maîtrise de réseaux complexes. Le Général Moseley, ancien Chef d’état-major de l’ US Air force, avait d’ailleurs proposé en son temps au secrétaire d’Etat américain Robert Gates de créer un centre de cyberdefense armé par des aviateurs au profit de l’ensemble de la défense américaine. Cette initiative, tuée dans l’œuf pour des raisons de luttes de pouvoir internes, n’en supprime pas pour autant le besoin de progrès offensifs dans le domaine de la cyber-guerre.
- De son côté, la lutte contre le déni d’accès des mers et des océans, espace de liberté vanté à juste titre par les stratèges navals, représente un défi majeur. Pour protéger la fluidité des Sea Lanes of Communication, la puissance aérospatiale peut jouer un rôle primordial. Les opérations contre la piraterie maritime au large de la Somalie, par exemple, reposent très largement sur des moyens satellitaires et aériens (Awacs, hélicoptères, avions de patrouille maritime..) qui participent à l’élaboration d’une appréciation de situation « en temps réel », et indispensable à ce type de lutte. Sans cette « vision depuis le haut », et donc au-delà de l’horizon, les moyens purement maritimes ne pourraient agir efficacement. Dans ce domaine les drones, plateformes endurantes d’informations, de surveillance et de reconnaissance (ISR) vont jouer dans l’espace maritime un rôle de plus en plus important dans les années à venir, en complément des plateformes pilotées traditionnelles.
- Enfin, le déni d’accès dans l’espace aérien lui-même, danger aujourd’hui occulté par les opérations en Afghanistan où la supériorité aérienne est totale, est une réalité forte qu’il convient de prendre en compte sérieusement, au risque d’être dans l’incapacité de projeter des forces aériennes sur des théâtres d’opérations si ce déni nous était opposé. La montée en puissance des missiles sol-air modernes et leur dissémination représentent une réelle menace. Les Américains avaient mis l’accent dans les années 1980 sur les missiles de croisière (Tomahawk) qui permettent un tir à distance de sécurité pour leurs porteurs. Parallèlement, pour faire face à cette menace ancienne, les travaux anciens sur la furtivité (F117/ B1 puis B2) leur ont aussi permis de mettre au point leurs plateformes furtives comme le F22 ou le F35, ou même le drone Avenger.
Le déni d’accès dans l’espace aérien lui-même, danger aujourd’hui occulté par les opérations en Afghanistan où la supériorité aérienne est totale, est une réalité forte qu’il convient de prendre en compte sérieusement, au risque d’être dans l’incapacité de projeter des forces aériennes sur des théâtres d’opérations si ce déni nous était opposé.
Liaisons 16 (Credit image : www.defenseindustrydaily.com)
Les liaisons de données au cœur de la nouvelle donne opérationnelle
Nouveau défi : les liaisons de données, qui permettent à toutes ces plateformes de communiquer entre elles, mais qui doivent rester également discrètes au risque de dévoiler à un adversaire potentiel la « position » de leurs vecteurs aériens malgré la furtivité intrinsèque de chacun d’entre eux. Au début des années 2000, l’OTAN a élaboré des concepts de neutralisation des défenses sol-air modernes (SEAD/DEAD) suite aux enseignements tirés de la guerre aérienne du Kosovo de 1999 où les défenses anti-aériennes serbes mobiles et bien camouflées avaient donné du fil à retordre à la coalition. Malheureusement, la loupe déformante des opérations en Irak et en Afghanistan a conduit à une mise sous le boisseau des enjeux de long terme liés à ce sujet. Il est donc indispensable de réécrire rapidement des concepts nouveaux en s’appuyant sur les avancées effectuées dans le domaine de l’ISR (Information, Surveillance, Reconnaissance) et la distribution de ces données au moyen de réseaux maillés et durcis. Pour ce qui est du domaine aérien de la problématique de « déni d’accès », les informations fournies par un ensemble de plateformes ISR permettront de réactualiser les coordonnées des cibles et de les envoyer en temps réel à des munitions propulsées, intégrées dans le réseau.
Il est donc indispensable de réécrire rapidement des concepts nouveaux en s’appuyant sur les avancées effectuées dans le domaine de l’ISR (Information, Surveillance, Reconnaissance) et la distribution de ces données au moyen de réseaux maillés et durcis.
Il ne s’agit pas ici de spéculations techniciennes désincarnées, mais des fondements sur lesquels tend à se reconfigurer la guerre future. Sur ce sujet hautement stratégique du déni d’accès aux espaces de liberté, il devient donc urgent d’accompagner la démarche du commandement de la Transformation de l’Otan, en favorisant une prise en compte rapide de cette problématique aux plans conceptuel et capacitaire, surtout en matière aérospatiale. Ne nous laissons pas aveugler par le prisme déformant des opérations actuelles, et sachons répondre aux enjeux majeurs auxquelles nos forces armées auront à répondre dans un avenir proche. Il en va de la liberté d’action future de nos décideurs politiques.