Les drones français en Afghanistan : des observations riches d’enseignements

Par Olivier Azpitarte
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Crédit photos : Olivier Azpitarte, Afghanistan, août 2010 (légendes détaillées en haut de chaque photo) 

29/01/2011 – Printemps 2010, dans l’est de l’Afghanistan. Des troupes alliées sont au contact de l’ennemi. L’un des rebelles se replie sous les tirs de la coalition. Il porte un lance-roquette à l’épaule. Cinq kilomètres à la verticale au-dessus, la caméra française du drone Harfang est braquée sur lui, à fond de zoom, focale de 800 millimètres. Soudain l’homme stoppe à découvert, risquant à tout moment d’être touché par les tirs d’infanterie. Contre toute attente, il met en joue son arme et fait feu en direction du ciel. A la radio, la voix d’un pilote d’hélicoptère déclare : « Il nous a tiré dessus ! ». La roquette passe à côté de sa cible, l’homme miraculeusement indemne finit par se mettre à couvert et le pilote français du drone réalise qu’il vient de filmer une nouvelle séquence d’un très-long métrage : vol au-dessus d’un nid de frelons…

Détermination de l’ennemi
Cette scène, le Lieutenant-Colonel Bruno nous la racontait en août dernier [1]. Pilote et chef du détachement des drones Harfang à Bagram, il nous a reçu dans son hangar, entre deux vols. Tandis que les techniciens de maintenance s’affairent autour des engins, il nous livre son retour d’expérience à chaud : « Lors d’un vol comme celui-là, nous pouvons mesurer la détermination et l’état d’esprit de l’ennemi ».


Près du hangar, nous pénétrons dans la salle de pilotage. L’informatique et l’électronique occupent les deux tiers de la pièce : à mi-chemin entre le jeu vidéo et le lancement de fusées dans l’espace. Ici, quatre ou cinq équipiers entourent le Lieutenant-Colonel Bruno. Un officier renseignement, notamment, est là pour analyser les images et en tirer les conclusions qui s’imposent. C’est lui qui assure la liaison avec le commandement au sol. A l’occasion, en particulier pour les missions de « reconnaissance d’objectif », un officier de liaison des forces spéciales est également présent : « une vraie plus-value » selon le Lieutenant-Colonel Bruno.



Populations “aguerries”

Certains vols s’allongent dans la durée : jusqu’à 24 heures, si le réservoir de 600 litres de carburant a été rempli à fond. Dans ce cas, le Lieutenant-Colonel Bruno cède le manche à une autre pilote, tel que le Capitaine Vincent. Ce dernier nous livre sa propre expérience : « Un jour, nous observions une zone située à 600 mètres des combats. A ma grande surprise, la population civile continuait sa vie comme si rien ne se passait… Comme si la guérilla actuelle était intégrée dans la vie de tous les jours comme un évènement à peine perturbant ! »
A Bagram, deuxième base aérienne la plus importante en Afghanistan, un aéronef décolle ou atterrit chaque minute. Mais le lieutenant-colonel Bruno ne fait voler son drone que trois ou quatre fois par semaine. Même s’il voulait, il ne pourrait pas voler plus souvent : il est tenu par un contrat opérationnel que la France a signé avec l’OTAN, où un nombre d’heures de vol annuel fixe est inscrit.

Des enfants-soldats pour l’approvisionnement
Rien de tel pour le drone de l’armée de Terre : plusieurs sont lancés chaque jour depuis les bases avancées. Plus petits, et d’autonomie plus restreinte, les SDTI (Système de drone tactique intérimaire) offrent un soutien de qualité moindre, mais sont tout à fait complémentaires au Harfang. En octobre dernier, nous rencontrions le Lieutenant Rajaa sur le poste Hutnik, dans la partie disputée de la vallée de Tagab que les Français désignent aujourd’hui comme un nid de frelons. Son rôle est d’interpréter les images du drone depuis son VAB (Véhicule de l’Avant Blindé). Elle raconte : «  Je vois couramment les enfants approvisionner les insurgés en munitions durant les accrochages. »

«  Je vois couramment les enfants approvisionner les insurgés en munitions durant les accrochages. »

Nous avons recueilli des témoignages convergents auprès des troupes au sol. Résultat : après deux années d’efforts, les convois logistiques français ne peuvent toujours pas traverser cette zone d’une quinzaine de kilomètres. Nous l’avions déjà observé durant l’été 2010 en suivant la Task Force Logistique (cf Soutien Logistique Défense n°3, octobre 2010, page 23). La zone de responsabilité française se trouve donc coupée en deux. A l’échelle du pays, le même constat d’échec a été fait par les experts internationaux, à contrario du discours officiel de l’OTAN et des gouvernements prorogeant leur participation à la coalition : un article de Yaroslav Trofimov publié dans le Wall Street Journal le 26 décembre dernier révélait les cartes des Nations Unies montrant une détérioration de la sécurité en Afghanistan durant l’année 2010.

Vers une vision plus fidèle à la réalité ?
De retour à Paris, nous recueillons les impressions d’un spécialiste de l’Afghanistan, Johan Freckhaus, au sujet de ces observations de drones français.

« Je ne suis pas étonné par ces constatations ! En effet, le combattant Afghan est peut-être loin de cette image de lâche qu’on lui prête souvent à tort, qui refuse le combat « à la loyale », ou de pervers qui pollue le terrain de pièges et d’explosifs, ou bien de brute moyen-âgeuse qui s’impose par la force et la terreur sur la population.
S’il y a des enfants qui courent sous les balles pour approvisionner des types en sandale et pyjama porteurs d’un fusil mitrailleur ou d’un lance-roquette, cela témoigne, s’il le fallait encore, qu’il s’agit bien d’une insurrection, c’est-à-dire d’une population de millions d’Afghans qui soutiennent – hébergent, nourrissent, transportent, approvisionnent, renseignent – 30 000 à 40 000 rebelles (estimations officielles de l’OTAN, ndla) qui en veulent au gouvernement et aux étrangers. Ce soutien confère aux insurgés une supériorité logistique, qui explique leur capacité à tenir en échec la coalition, même s’il s’agit de la plus puissante force combattante de tous les temps.

Ce soutien confère aux insurgés une supériorité logistique, qui explique leur capacité à tenir en échec la coalition, même s’il s’agit de la plus puissante force combattante de tous les temps.

Cette première conclusion n’est qu’à la base de la compréhension, mais elle est absolument indispensable sur le chemin de la résolution du conflit. Malheureusement le déni est encore trop répandu, car ce n’est pas le tableau qui nous plaît.
Le fameux « surge », imaginé en 2009 et mis en œuvre en 2010, n’a pas permis de réaliser l’effet désiré et a même probablement eu l’effet inverse, celui de répandre et de renforcer l’insurrection. Car nous ne sommes toujours pas clairs…
Depuis l’élection de Barack Obama, l’Amérique produit simultanément deux discours à destination des Afghans : l’un porté faiblement par les diplomates, « nous ne sommes pas là pour occuper votre pays », et l’autre haut et fort par les militaires , « nous resterons aussi longtemps qu’il le faudra ». Les Talibans, eux, n’ont qu’un seul discours pour se rallier une campagne fièrement nationaliste, conservatrice et religieuse, celui d’une occupation étrangère intolérable, et ils prennent la population à témoin… De manière contre-productive donc, notre stratégie leur donne raison et toute notre bonne volonté et nos bons sentiments sont écrasés par les discours exigeant toujours plus de troupes, de temps, de moyens, d’efforts, de détermination, etc.
Ce « momentum », cet instant magique qui renverserait les tendances et que le « surge » n’a pas su créer, c’est paradoxalement le retrait qui pourrait finalement le produire. La simple annonce claire d’un retrait rapide et complet pourrait même suffire, à condition que ce soit crédible et non pas vu comme une nouvelle manœuvre. Car les millions d’Afghans qui soutiennent aujourd’hui les rebelles pour briser l’occupation étrangère, ne veulent pas pour autant d’un retour du Mollah Omar et d’une théocratie au ban des Nations, incapable de développer l’économie. Fatigués des efforts de guérilla et de l’insécurité, ils lâcheraient rapidement les Talibans dans un Afghanistan qu’il faudrait également décentraliser, pour sa stabilité politique, et ancrer à nouveau dans sa neutralité historique, ce qu’on a tort d’oublier.
Le discours officiel du moment n’est bien sûr pas celui-là et l’OTAN ne peut accepter sa défaite. Sous la pression du pouvoir politique mais surtout face à sa démission – totalement perdus, nos élus n’ont pour plan B que la négociation avec l’ennemi ! – les militaires sont condamnés à réussir, ce qu’ils ne peuvent malheureusement pas. Alors, avec le Général Petraeus, l’effort est porté par tous sur la communication et l’invention de quelques progrès. Nous serions en train de « marquer des points »… Je crains que, dans la fabrication d’un mensonge, nous soyons surtout en train de rater notre départ, comme nous avons raté notre tutelle après, il faut tout de même le rappeler, une intervention en 2001 qui fut, elle, facilement victorieuse, car clairement comprise et acceptée par la population. »

« Je crains que, dans la fabrication d’un mensonge, nous soyons surtout en train de rater notre départ, comme nous avons raté notre tutelle après, il faut tout de même le rappeler, une intervention en 2001 qui fut, elle, facilement victorieuse, car clairement comprise et acceptée par la population. »

 

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Notes de bas de page

[1] A la demande de l’armée française, seuls les prénoms des militaires en opération sont publiés.