La Russie, la Chine et la guerre libyenne
26/04/2011 – Au sujet de la crise libyenne, un aspect largement positif à été occulté par les difficultés qu’ont rencontré ensuite les démocraties à soutenir les insurgés: le succès de l’Occident à s’assurer un soutien suffisant de la Chine et de la Russie afin d’éviter un différend international majeur à propos de l’intervention militaire de l’ONU.
Crédits: ONU – Service d’information (24/03/2011) | ONU – Secrétaire Général (24/03/2011)
Après quelques hésitations, fin février 2011, la Chine et la Russie ont suivi les autres membres du Conseil de sécurité sur le vote de sanctions – gel des avoirs, interdiction de voyager, et embargo sur les armes – au gouvernement libyen de Mouammar Kadhafi. La résolution, prise à la suite de répressions violentes des manifestations pacifiques, a été parrainée par les Britanniques et les Français, et a entraîné la Cour pénale internationale (CPI) à conduire une enquête pour savoir si des crimes de guerre avaient été commis.
La Chine et la Russie, qui ont d’abord bloqué les propositions au sein du Conseil de sécurité de l’ONU pour imposer une zone d’exclusion aérienne au-dessus de la Libye, se sont ensuite abstenus lors du vote crucial autorisant l’utilisation de la force pour protéger les civils contre les exactions de leur gouvernement. Suivi dans ce choix de vote par le Brésil, l’Inde, et même l’Allemagne -un membre de l’OTAN- la résolution a néanmoins été adoptée car elle a reçu plus que les neuf votes positifs nécessaires sans veto des cinq membres permanents.
Comme toutes les résolutions du Conseil de sécurité, la résolution 1973 du CS de l’ONU qui autorise la création d’une zone d’exclusion aérienne au dessus de la Libye et le bombardement de cibles au sol, a laissé une marge considérable d’interprétation. La résolution interdit clairement aux avions libyens de voler dans l’espace aérien de la Libye à moins que le comité des sanctions du Conseil de sécurité ne l’approuve. Elle gèle aussi les avoirs des sociétés pétrolières libyennes et de la Banque centrale du pays. La résolution autorise également les membres de l’ONU « à prendre toutes les mesures nécessaires […] pour protéger les civils et les zones peuplées de civils sous la menace d’une attaque par la Jamahiriya arabo-libyenne, y compris Benghazi, tout en excluant une force d’occupation »
La principale ambiguïté réside dans une seule question : jusqu’à quel point la coalition peut elle utiliser la force aérienne contre les forces terrestres de Kadhafi ?
Vives réactions chinoises
Après l’adoption de la résolution, le porte-parole du Ministère des Affaires étrangères de la République populaire de Chine, Jiang Yu, a déclaré
«la Chine insiste pour que les actions du Conseil de sécurité de l’ONU soient en ligne avec la charte de l’organisation et les normes internationales existantes, respectent le droit de la Libye à la souveraineté, l’indépendance, l’indivisibilité et l’intégrité territoriale, [et] résolvent la crise existante par le dialogue et d’autres moyens pacifiques. “
Lorsque l’Occident a lancé de vastes opérations militaires contre les forces de Kadhafi, des officiels chinois et russes se se plaints qu’ils aient dépassé les niveaux admissibles de l’usage de la force. L’apparition de ce que la coalition occidentale a baptisé l’opération Odyssey Dawn a conduit le gouvernement russe à faire appel à la Grande-Bretagne, à la France et aux États-Unis pour qu’ils cessent leurs attaques aériennes, les décrivant comme “une utilisation indiscriminée de la force” contre des cibles non-militaires.
À Pékin, le porte-parole du Ministère des Affaires étrangères, Jiang Yu, a exprimé ses “regrets” au sujet de la frappe militaire occidentale contre la Libye et a appelé la communauté internationale à respecter la souveraineté, l’indépendance et l’intégrité territoriale de la Libye. Il a ensuite ajouté que “nous croyons que l’objectif de l’application de la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU est de protéger les (objectifs) humanitaires, et non de créer une catastrophe humanitaire encore plus grande”. avant d’appeler à un cessez-le feu et un règlement négocié du conflit. Les préoccupations de la Chine à propos d’une guerre civile prolongée étaient évidentes dans l’exhortation du Ministre des Affaires étrangères Yang Jiechi à respecter “l’intégrité territoriale de la Libye”. La Chine est encore en train d’essayer de gérer l’éclatement du Soudan, un fournisseur de pétrole important de la RPC, et n’est pas désireuse de répéter l’expérience.
Crédits: Le quotidien du peuple (11/04/2011) | Le quotidien du peuple (21/03/2011) | Youtube (18/03/2011)
Les médias chinois d’Etat furent encore plus caustiques. Rappelant les interventions militaires occidentales en Afghanistan en 2001 et en Irak en 2003, le Quotidien du Peuple a vu un exemple de l’ingérence occidentale dans les affaires intérieures d’autres pays. Un commentaire a averti que « les tourments imbibés de sang que l’Irak a subis pendant huit ans et l’indicible souffrance de son peuple sont un miroir et un avertissement » de ce qui pourrait résulter si l’Occident devait persister dans ses opérations militaires en Libye. Le papier fait valoir que, comme en Irak, le pétrole plutôt que des considérations humanitaires était la principale motivation de l’intervention militaire de l’Occident en Libye.
Pékin et Moscou auraient pu bloquer ces résolutions par un geste fort pour s’assurer que l’usage de la force soit plus contraint.
Les gouvernements chinois et russe appuient fortement les interprétations traditionnelles de la souveraineté nationale, qui restreignent sévèrement le droit des puissances étrangères ou des organisations internationales à intervenir dans les affaires intérieures d’un pays, plutôt que la promotion des valeurs démocratiques universelles ou d’autres idéologies. Ils sont donc généralement opposés à l’application, ou à la menace d’emploi, de la force militaire ou de sanctions pour inciter d’autres gouvernements à modifier leur comportement interne.
De surcroît, la Chine et la Russie cherchent à créer un système international multipolaire dans lequel l’Organisation des Nations Unies et le droit international dominent la prise de décisions sur toutes les questions importantes, y compris l’utilisation éventuelle de la force. En tant que membres permanents du CS de l’ONU, ils peuvent utiliser leur droit de veto pour empêcher les actions des États-Unis et leurs alliés afin d’obtenir l’approbation formelle de l’ONU s’agissant de toutes les opérations militaires auxquels ils s’opposent. Pour cette raison, les interventions armées de l’OTAN au Kosovo en 1999 et en Irak en 2003 sans l’approbation explicite du Conseil de sécurité ont provoqué la consternation dans les deux capitales.
Un précédent: le Kosovo
Aux yeux des dirigeants russes et chinois, les raisons humanitaires avancées par l’OTAN pour justifier l’intervention militaire au Kosovo, que les alliés occidentaux utilisent également dans le cas de la Libye, étaient doublement contestables. Premièrement, les deux gouvernements ont rejeté depuis longtemps toute doctrine qui justifie l’ingérence étrangère dans les affaires intérieures d’un Etat souverain. Deuxièmement, la décision de la coalition de fournir un soutien militaire aux séparatistes du Kosovo, qui prétendaient également être des démocrates, contenait l’implication dérangeante que les États-Unis pourraient aussi intervenir militairement pour défendre Taiwan et la Géorgie contre une tentative chinoise de réunification par la force ou à soutenir des aspirations séparatistes en Tchétchénie, au Tibet ou au Xinjiang.
Tout au long de la vague de révolutions sociales emportant le Moyen-Orient au début de 2011, le gouvernement et les médias chinois ont limité leur couverture de ces événements. Quand ils offraient des commentaires sur les bouleversements, ils soulignaient le besoin de stabilité et appelaient les gouvernements étrangers à s’abstenir d’interférer dans le processus. Les responsables russes appelèrent également à la stabilité et s’inquiétèrent que les islamistes radicaux puissent exploiter un vide politique fusionné pour s’emparer du pouvoir. Les médias russes furent moins contraints, mais comme les papiers chinois, donnèrent le beau rôle aux mesures récentes du gouvernement russe visant à améliorer le confort social et par ailleurs d’aborder le problème des sources possibles du mécontentement des masses.
En plus de limiter l’influence occidentale, la Chine et la Russie ne voulaient pas s’aliéner les régimes du Moyen-Orient avec lesquels ils ont cultivé des liens énergétique et économiques précieux. Le gouvernement Kadhafi a indiqué qu’il va maintenant envisager d’offrir des contrats pétroliers bétons directement à la Chine et à d’autres pays qui l’ont soutenu contre les rebelles.
Les diplomates chinois ont intensifié leurs activités au Moyen-Orient et Afrique du Nord depuis le Printemps arabe a commencé dans un effort à la fois de mieux comprendre les développements dans la région et de s’assurer que Pékin entretiennent de bonnes relations avec les nouveaux régimes qui prennent le pouvoir.
Grâce à ses importations de pétrole grandissantes et à son exportation accrue de biens de consommation, la Chine a dépassé les États-Unis en 2009 pour devenir le premier partenaire commercial national du Moyen-Orient. La profondeur de l’engagement commercial de la Chine en Libye seulement devînt évidente lorsque le gouvernement chinois mena son opération politico-militaire la plus complexe dans la Méditerranée à ce jour. De nombreuses agences gouvernementales chinoises et entreprises collaborèrent efficacement pour organiser une opération d’évacuation aérienne et navale non-combattante des quelque 36.000 ressortissants chinois quelques jours avant que la zone d’exclusion aérienne devienne effective. Ces travailleurs étaient employés principalement dans l’exploration pétrolière et dans la construction de lignes de chemin de fer, de systèmes d’irrigation et d’infrastructures de communications. Bien que la plupart des ressortissants chinois partirent sur des ferries loués à la Grèce (bénéficiaire récent d’un large emprunt chinois), la marine chinoise détourna la frégate Xu Zhou, un de ses navires les plus modernes, assignée alors à la patrouille anti-piraterie dans le golfe d’Aden, tandis que l’armée chinoise envoyait quatre avions de transport à longue distance IL-76 pour servir de navette aux ressortissants chinois entre la Libye et la Chine, avec une escale au Soudan. Un plus petit nombre de ressortissants chinois furent évacués de Tunisie, d’Egypte, et d’autres pays du Moyen-Orient éprouvant l’instabilité.
Compte tenu de leurs problèmes avec la minorité musulmane, ni Pékin ni Moscou ne voulaient s’associer trop étroitement à une autre intervention militaire occidentale dans un pays à majorité musulmane. Inversement, dénoncer publiquement les actions militaires de l’Occident contre la Libye était un moyen facile de gagner la faveur des gens dans le monde arabe et ailleurs, qui étaient préoccupés par une telle utilisation massive de la force par des puissances extra-régionales. Même certains dirigeants arabes qui appuyèrent l’imposition d’une zone d’exclusion aérienne au dessus de la Libye s’opposèrent à l’utilisation de frappes aériennes contre des cibles au sol. Amr Moussa, secrétaire général de la Ligue arabe, se plaignit après le début des bombardements que “ce qui est en train de se passer en Libye est différent de l’objectif d’imposer une zone d’exclusion aérienne […] Ce que nous voulons, c’est la protection des civils, et non pas les bombarder”.
Crédits : Rianovosti (08/04/2011) | Voix de la Russie (28/03/2011) | Rianovosti (21/03/2011)
Les officiels chinois et russes pourraient aussi avoir redoutés des efforts occidentaux visant à exploiter la crise du Moyen-Orient pour s’assurer un plus grand contrôle des ressources énergétiques de la région. Environ la moitié des importations chinoises de pétrole brut provient du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, avec quelque 3% expédiés par la Libye. Avant la récente crise, le gouvernement de la RPC estime qu’environ 75 entreprises chinoises ont fait 18,8 milliards de dollars d’affaires en Libye. D’autres sources calculent que les investissements chinois en Libye approchent 10 milliards de dollars, principalement dans le secteur de la construction, tandis que le commerce bilatéral en 2010 s’est élevé à près de 7 milliards. Pendant ce temps, les entreprises russes sont désireuses de contrôler autant que possible les approvisionnements mondiaux en pétrole et en gaz naturel pour renforcer leurs moyens de pression sur les pays importateurs d’énergie.
En outre, les dirigeants chinois craignirent évidemment que les révoltes contre les gouvernements autoritaires au Moyen-Orient aient pu favoriser une résistance similaire parmi leur propre peuple. Les observateurs ont noté une plus grande censure des médias en Chine depuis que le Printemps arabe a commencé à menacer les autocraties de la région. Les analystes russes ont débattu afin de savoir si le Printemps arabe pouvait menacer la stabilité des voisins vulnérables de Moscou en Asie centrale, qui, comme les pays à majorité musulmane du Moyen-Orient, sont souvent dirigés par des gouvernements semi-autoritaires, si ce n’est pas le cas de la Fédération de Russie elle-même.
Un succès diplomatique
En dépit de ces considérations de poids, une diplomatie occidentale habile fut en mesure de contrer ces arguments en soulignant les autres intérêts de la Chine et la Russie pour amener Pékin et Moscou à consentir à la campagne militaire de l’Occident en Libye.
Sur le plan normatif, les diplomates occidentaux rappelèrent qu’en 2005, la Chine et la Russie ont tous deux appuyé une résolution historique de l’ONU entérinant la politique de “responsabilité de protéger”. Ce principe encourage la communauté internationale “à protéger la population [d’un État] contre le génocide, les crimes de guerre, les nettoyages ethniques et crimes contre l’humanité” si un gouvernement est réticent ou incapable de protéger sa population. Le fait que la Ligue arabe et l’Union africaine ont tous deux appuyé l’intervention militaire étrangère facilita le consentement chinois et russe au Conseil de sécurité.
Plus important encore, la Chine et la Russie ne voulaient pas souffrir des coûts d’une détérioration des relations avec les principaux pouvoirs occidentaux, la Grande-Bretagne, la France et les États-Unis, à propos de cette question. Les dirigeants chinois étaient désireux de se remettre de leur faux pas de l’année précédente, quand une série d’actes de provocation nuisit à l’image soigneusement cultivée de la Chine en tant qu’acteur non-menaçant engagé en faveur de la résolution pacifique des différends frontaliers en Asie. Les autorités russes pour leur part veulent continuer à réinitialiser les relations avec les principaux pays occidentaux qui n’ont que récemment commencé à se remettre du gel Russie-OTAN qui a suivi en août 2008 la guerre russo-géorgienne.
Il mérité d’être noté que la Chine et la Russie ont diminué leur coordination dans leur opposition aux politiques occidentales en Libye. Leur coopération dans cette affaire a simplement consisté à ce que les officiels russes et chinois se citent mutuellement pour renforcer leurs propres plaintes. Comme dans la plupart des autres régions en dehors de l’Eurasie, les gouvernements de la Chine et la Russie ont poursuivi des politiques parallèles mais généralement incoordonnées au Moyen-Orient.
Pourtant, la difficulté à se décider à accepter l’intervention militaire occidentale en Libye de la Russie et de la Chine ne doit pas être sous-estimée: L’ambassadeur de Russie en Libye a démissionné pour protester contre ce qu’il a appelé la “trahison” par Moscou envers le gouvernement de Kadhafi. Dans le même temps, un commentaire dans Le Quotidien du Peuple justifiait sur la défensive la décision de la Chine de s’abstenir sur le vote clé de l’ONU en affirmant que “sur la question libyenne, la Chine a insisté une nouvelle fois sur des principes cohérents et a montré l’image d’un pays responsable”, ajoutant avec insistance que “ce que la Chine a fait peut résister à l’épreuve du temps”.
Bien sûr, comme le président Barack Obama l’a souligné dans son discours du 28 mars sur la guerre à l’Université de Défense Nationale, les États-Unis, et par extension les autres membres de l’OTAN, doivent minimiser leurs opérations militaires en Libye afin de ne pas rompre la fragile coalition internationale en faveur de la guerre. Dans le cas de la Libye, ces interventions militaires limitées sont adaptées à cette guerre, dans la mesure où les intérêts vitaux nationaux ne sont pas menacés.