10 juillet 2012 – Une analyse américaine

Cet article est tiré de : http://www.sldinfo.com/russia’s-nuclear-reset/


Par Richard Weitz, Hudson Institute (traduction réalisée par Julien Canin)


Crédit photo : RS-24 Yars Missile Launch. Credit Photo: http://en.wikipedia.org/wiki/RS-24_Yars

Dans leur dernière évaluation annuelle de l’état des forces nucléaires russes, Hans Kristensen et Robert Norris estiment que la Fédération de Russie dispose de plus de 4 400 ogives nucléaires. Ils ont calculé que quelques 2 430 ogives étaient assignées à divers vecteurs: 1 490 sur 434 missiles balistiques intercontinentaux (ICBM) et 950 embarquées à bord des sous-marins stratégiques et des bombardiers lourds. 2 000 ogives supplémentaires sont à but tactique, mis en œuvre par des systèmes non stratégiques comme des missiles tactiques, des bombardiers, des navires de guerre, des unités de missile de défense. Les chercheurs pensent en outre que la Russie disposerait de 5 500 ogives «retirées» en attente de démantèlement.

Les Forces de Missiles Stratégiques russes (SMF) sont actuellement en train de remplacer au coup par coup les ICBM de la composante terrestre, qui datent de l’ère soviétique, par une flotte moderne. Le SS-27 Topol-M (qui dispose d’une unique ogive et peut soit être stationné dans un silo de lancement permanent, soit mis en œuvre à partir d’une plateforme mobile de lancement) et le RS-24 Yars (disposant d’ogives multiples à ciblage indépendant et pouvant lui aussi être mis en œuvre depuis une plateforme mobile) sont en train de remplacer les trois ICBM de l’ère soviétique, le RS-20V (SS-18 «Satan» selon le Code OTAN), le RS-18 UR-100NUTTH (SS-19 «Stiletto»), et le RS-12M Topol (SS-25 «Sickle»).

L’an passé, le SMF a finalisé l’équipement d’un régiment entier avec des ICBM RS-24 Yars. La totalité de la division de missile de Teykovo près de Saratov dans le sud-ouest de la Russie sera lui aussi équipé en missiles Yars d’ici à la fin de l’année. Deux divisions de plus recevront le RS-24a en 2012. Le 39ème Guards Missile Division de Novossibirsk sera dotée de la version mobile, tandis que le 28ème Guards Missile Division de Kozelsk sera équipée de la version silo des missiles Yars.

Dans son article pour le journal Rossiiskaya Gazeta du 20 février traitant de la revitalisation de l’armée russe, Vladimir Poutine, à l’époque Premier Ministre, se vante que «nous avons obtenu une fiabilité et une suffisance de nos composantes terrestre, océaniques et aériennes de la force nucléaire stratégique russe». Et d’ajouter que, «la part de missiles modernes au sein de la composante terrestre est passée de 13% à 25% ces quatre dernières années».

Le même mois, le commandant de la SMF, le Lieutenant-Général Sergei Karakayev expliquait que la Russie visait à porter la proportion d’armement «modernes» dans ses arsenaux d’environ 30% aujourd’hui à 60% pour 2016 et à 97% pour 2020. Concernant cette année, le SMF est supposé disposer de plus de 170 Topol-M (mobile et en silo) ainsi que 30 ICBM SS-19 et 108 RS-24 réparti en neuf divisions.

Ce que le terme «moderne» signifie dans ces écrits et déclarations est souvent flou. Cela peut signifier «post-Soviétique» excluant ainsi les ICBM SS-18, SS-19 et les SS-25. Mais le SMF a aussi mentionné que les Topol-M et Yars compteraient pour 80% (et pas 60%) de la flotte d’ICBM russes en 2016. Le dénominateur (60 ou 80% de quoi?) n’est pas non plus donné.

Quoi qu’il en soi, il semble peu probable que l’industrie de la défense russe, déjà en difficulté, soit en mesure de construire les ICBM à la même vitesse que le SMF les retire pour cause de vétusté. En effet, nombre de ces missiles opèrent déjà aujourd’hui au-delà de leur planification opérationnelle initiale. Kristensen et Norris estiment que, pour le début des années 2020, la flotte d’ICBM russe devrait décroître à un seuil de 250 missiles.

La Russie tente de compenser ces pertes en augmentant le nombre d’ogives emportées par chaque ICBM de la composante terrestre. En décembre 2011, Karakayev déclarait que la Russie déploierait de nouveaux silos de lancement destinés à abriter des missiles lourds à carburant liquide, accroissant ainsi la capacité de pénétration du missile dans les défenses anti-missile balistiques (BMD), et qui pourrait chacun emporter une dizaine de têtes nucléaires. Ce nouvel ICBM de 100 tonnes remplacerait le SS-18 «Satan» pouvant emporter jusqu’à dix ogives. Bien que plus compliqué à entretenir et à mettre en œuvre, l’ICBM lourd à propulsion liquide peut emporter plus d’ogives avec plus de probabilités de pénétrer les défenses que son équivalent à combustible solide, plus légers.

Ce développement serait malvenu dans la perspective d’une stabilité stratégique, la Russie pouvant être fortement incitée à lancer ces missiles lourds lors d’une crise, plutôt que de les perdre dans un bombardement ciblé lors d’une première frappe américaine. Une posture plus sûre serait d’avoir une tête nucléaire par missile, réduisant par conséquent l’avantage à frapper en premier.

L’autre enseignement de ce rapport est que la Russie cherche à compenser la diminution de la taille de sa flotte d’ICBM en renforçant les deux autres composantes de la triade nucléaire stratégique. Le gouvernement russe a ainsi déjà dévolu de vastes ressources pour revitaliser les legs soviétiques océaniques de sa dissuasion nucléaire, concentrant son attention sur la recherche, la conception et le développement de la quatrième génération de sous-marin russe. Le Projet Mk 955, la classe «Boreï», est un sous-marin nucléaire lanceur d’engin (SNLE) doté des nouveaux missiles balistiques sous-marins (SLBM) RSM-56 Boulava, SS-NX-30 dans le code OTAN.

Le SLBM Boulava, développé par le Moscow Institute of Thermal Technology représente l’un des rares grands systèmes d’armes développé depuis la chute de l’Union Soviétique. Probablement aussi le programme le plus couteux de l’histoire de la Fédération de Russie. On estime ainsi que la combinaison Boreï-Boulava a absorbé jusqu’à 40% du budget de la Défense russe de ces dernières années. Ces niveaux de dépenses reflètent les priorités du Kremlin. L’ancien Ministre de la Défense Sergey Ivanov a ainsi déclaré que les Boreïs équipés de Boulavas étaient amenés à constituer «le noyau de combat principal des forces nucléaires russes» dans les décennies à venir.

En janvier 2012, le Premier Adjoint au Ministre de la Défense Alexander Sukhorukov a annoncé que le Ministère de la Défense avait signé un contrat pour la production des Boulavas jusqu’en 2020. Le Boulava (du russe «Булава» signifiant «massue» en français) est conçu pour emporter dix ogives nucléaires à la manœuvre et au ciblage indépendant (MIRVed), dotées d’un pouvoir de destruction de 100 à 150 kilotonnes chacune et d’une portée maximale de 8 000 kilomètres. Sur le papier, le missile Boulava dispose de contremesures avancées pour tromper les défenses anti-missiles, du combustible au propergol solide, une taille compacte, un poids léger, une haute vélocité, une grande maniabilité, ainsi que d’autres capacités en faisant un moyen de dissuasion supérieur aux SLBM présents dans l’arsenal russe.

Ce n’est que depuis l’an passé que, le Boulava ayant effectué suffisamment de tests, les dirigeants russes ont envisagé son déploiement à court terme. Le Boulava avait accompli avec succès deux tests de lancements le 23 décembre 2011, conduisant le Ministère de la Défense à annoncer formellement la fin des du programme de tests. Néanmoins ces tests ne furent pas tous un succès, loin de là. En effet, les échecs reportèrent l’entrée en service du Boulava, prévue sur le papier en 2006, de plusieurs années. Environ la moitié des 19 lancements furent des échecs, parfois spectaculaires. Ces revers répétés embarrassèrent l’industrie de la défense russe à un moment où le gouvernement russe tentait de rendre au pays le statut de grande puissance.

Chaque navire du projet 955 embarquera 130 membres d’équipages et sera armé de seize Boulavas et de six missiles de croisière SS-N-15. Le premier projet 955 de la classe Boreï, le Iouri Dolgorouki, est supposé entrer en fonction au plus tard cette année. Il fut construit au chantier naval de Sevmash de 1996 à 2008, et est depuis l’objet d’essais en mer. Le second projet 955 est le Alexandre Nevski, lui aussi supposé entrer en service avant la fin de l’année. Le troisième sous-marin de cette classe, le Vladimir Monomakh, est actuellement en construction, son entrée opérationnelle dans la flotte étant prévue pour le courant de l’année prochaine. Il est le premier sous-marin du projet 955 conçu dès le départ pour cette classe – le Iouri Dolgorouki et le Alexandre Nevski incorporant des pièces provenant de deux sous-marins d’attaques inachevés issues du Projet 971. Les navires suivants sont désignés sous le nom de Projet 955 A, et pourront emporter vingt SLBM Boulava.

Le Ministère de la Défense désire construire huit SNLE de la classe Boreï avant 2018, soit l’équivalent d’une unité entrant en service par an jusqu’à cette date. Ces nouveaux sous-marins stratégiques sont impatiemment attendus afin de remplacer la flotte actuelle de six Delta IV et de trois Delta III, l’un des Delta IV ayant été endommagé par un incendie en décembre 2011, l’immobilisant pour de nombreuses années. Ces navires de l’époque soviétique ont été maintenu en condition opérationnelle avec de nouveaux SLBM et d’autres composants, mais ils ont aujourd’hui largement dépassé leur durée de vie prévue lors de leur entrée en service. Par exemple, la classe Delta IV (Projet 667BDRM Delfin) a été doté de versions améliorées de leur missile R-29RM Sineva, pouvant emporter dix têtes nucléaires améliorées issues des recherches pour la mise au point des Boulavas et des Yars. Ces ogives sont supposées avoir des capacités accrues en termes de pénétration des BMD. Seul quelques-uns des SNLE russes sont disponibles pour un déploiement immédiat ; les autres unités étant soit en cours de maintenance, soit en modernisation, soit en entraînement.

Le 3 février 2012, l’Amiral Vladimir Vysotsky, le Commandant en chef de la marine russe, a déclaré que les SNLE russes reprendraient des patrouilles de dissuasion régulières aux alentours du mois de juillet, lorsque le Iouri Dolgorouki serait entré en service. Ce changement de posture dans le déploiement signifie que la permanence de la dissuasion stratégique à la mer sera de nouveau assurée par les forces russes. Dans la décennie écoulée, les patrouilles de SNLE russes survenaient par intermittence, avec par conséquent de longues absences dans la couverture. Ce constat marque le contraste avec la Guerre Froide où la marine soviétique assurait une centaine de patrouilles de dissuasion par an, tandis que l’an passé, la marine russe n’a seulement mené que cinq de ces patrouilles.

La reprise des patrouilles stratégiques suggère que la marine russe dispose d’assez de marins pour former dix équipages complets ou presque complets. En effet la marine russe, comme l’US Navy, arme deux équipages pour un navire. Pendant que l’un est en patrouille, l’autre s’entraîne. Les équipages des sous-marins russes sont exclusivement constitués d’hommes de métier et de techniciens. La marine russe ne recourt ainsi pas aux conscrits pour compléter ses équipages à bord de ses SNLE, du fait du temps de formation nécessaire pour former un équipage à manœuvrer les équipements sophistiqués, aussi bien que de l’exigence de sécurité requise pour les questions nucléaires -munitions et propulsion du navire. De plus un équipage de volontaire avec de longues années de service ensemble construit une cohésion et un moral parmi les membres d’équipage.

En plus de la combinaison SNLE-SLBM, la marine Russe conserve également un grand nombre d’armes nucléaires tactiques pour une utilisation non stratégique, comme par exemple via une torpille, contre un membre de l’OTAN dont plusieurs marines disposent d’une supériorité numérique face à la flotte de combat russe.

Il semble que l’aviation stratégique russe, traditionnellement négligée, reçoive aujourd’hui une plus grande attention. Ce n’est en effet qu’à partir d’août 2007 que les bombardiers stratégiques russes ont repris leurs patrouilles régulières de longue distance. Ces vols d’entraînement ont impliqué quelques soixante bombardiers stratégiques lourds turbopropulseurs Tu-95 «Bear», et une douzaine de bombardiers de moyenne distance à ailes à géométrie variable Tupolev Tu-160 «Blackjack», accompagnés d’autre appareils pour le ravitaillement en vol et des chasseurs. Ce déploiement simulait des frappes nucléaires via leur missile de croisière à longue distance, 3200 km, Kh-55 (Code OTAN AS-15).

Selon les plans actuels, le programme de modernisation de l’aviation stratégique russe visera à moderniser les systèmes de ciblage et de navigation de la flotte des «Blackjack» et des «Bear». Ces bombardiers stratégiques furent conçus et produits sous l’URSS, et cette modernisation leur permettra de fonctionner pendant au moins une nouvelle décennie, jusqu’à l’expiration du nouveau traité START.

Dans son article de février 2012 concernant la réforme de la défense, Poutine écrit que «nous avons commandé de nouveaux missiles de croisière longue distance air-sol pour nos bombardiers stratégiques.» Le ministère de la Défense a signé un contrat de recherche et de développement avec le bureau de conception de Tupolev en 2009 dans le but de développer un nouveau bombardier lourd stratégique de longue distance pour 2030. Selon le commandant de l’aviation à grande distance, le Major-Général Anatoly Zhikharev, un prototype volant de cet avion de pointe pour l’aviation à grande distance («перспективного авиационного комплекса дальней авиации») devrait être disponible en 2020. Il ajoute que l’armée de l’air désirerait disposer de nouveaux systèmes de ciblage, de navigation, de communication, de reconnaissance et de guerre électronique, ainsi que la capacité d’employer une plus grande variété de système d’armes tout en réduisant l’empreinte radar de ses appareils.

Dans son article de février Poutine écrit aussi mystérieusement que «nous avons commencé le développement d’un système d’aviation prometteur destiné au commandement de l’aviation à longue distance.»

Quel est le but de tous ces nouveaux armements? Le mois dernier, le Général Nikolay Makarov, chef d’Etat-Major des armées russes, expliquait à la station de radio Ekho Moskvy que la Russie était prête à employer l’armement nucléaire pour contrer «une menace pour l’intégrité territoriale de la Fédération de Russie.» Il insista sur le fait que la Russie investira «jusqu’à son dernier kopek» pour moderniser «notre potentiel nucléaire.» Et Poutine d’ajouter que depuis que les forces conventionnelles russes sont inférieures à celles de plusieurs de ses concurrents potentiels, la Russie se devait de conserver son pouvoir de dissuasion nucléaire jusqu’à ce que ses forces conventionnelles retrouvent des capacités équivalentes.

Ce ne sont pas seulement des déclarations vides de sens. Les forces armées russes ont remises au goût du jour les exercices militaires à grande échelle répétant des frappes nucléaires contre des cibles de l’OTAN. Par exemple, les exercices opérationnels stratégiques «Stabilité» 2008, «Zapad» 2009 et «Vostok» 2010 virent tous leur scenario prendre en compte une utilisation directe par les forces russes des armes nucléaires au cœur du conflit.


Voir aussi : http://bos.sagepub.com/content/68/2/87.full.pdf+html