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Par le Commissaire principal aux armées Romain Petit, Docteur en histoire, chercheur associé à l’IEP d’Aix-en-Provence

Publié dans Opérationnels SLDS # 19, Printemps 2014

La logistique opérationnelle regroupe l’ensemble des forces qui permettent à la troupe de vivre, de combattre et de progresser lors de la conduite d’opérations militaires. Ces champs d’application sont d’ordre sanitaire, administratif, financier, matériel (munitions, pétrole, équipements, vivres) et liés au maintien en condition opérationnelle des matériels de la défense. La forte contrainte budgétaire qui pèse sur nos armées nous oblige à penser le soutien des forces différemment notamment dans le cadre de guerres de quatrième génération (1), totalement asymétriques, qui nous rappellent qu’il ne suffit pas de gagner la guerre pour gagner la paix. 

Pour répondre à l’impératif budgétaire, le nouveau Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale (LBDSN) de 2013 propose de repenser l’emploi de nos forces en particulier via l’introduction des notions de mutualisation et de différenciation des forces. Ces principes, qui s’articulent autour d’une recherche permanente de cohérence, d’efficience et de performance des moyens, impliquent la poursuite de la transformation des services de soutiens du ministère de la défense. La logistique opérationnelle est au cœur de cette nouvelle mutation de l’appareil de défense français.

En effet, la mise en avant de notre capacité à entrer en premier ne doit pas nous faire oublier que la capacité à durer demeure déterminante dans les conflits contemporains qui ont la fâcheuse tendance à se prolonger bien plus longtemps que nous ne pouvions le penser.  Dans ce cadre des plus exigeants, la logistique doit relever trois défis majeurs : répondre aux exigences d’une logistique expéditionnaire, relever le défi qui consiste à soutenir au mieux et à moindre coût les unités de combat et faire face à l’incertain.    

I. Répondre aux exigences d’une logistique expéditionnaire…

Le nouveau LBDSN exprime un niveau d’ambition qui demeure des plus élevés en ce qu’il implique pour les armées d’être capable d’agir sur toute la gamme des opérations. Or, notre époque a signé la fin de la logistique de corps d’armée pour entrer dans l’ère de la logistique expéditionnaire. Or, si le concept d’élongation stratégique n’est pas neuf, on pourrait s’amuser à la faire remonter aux conquêtes d’Alexandre le Grand, les difficultés logistiques inhérente à ce dernier sont accentuées de nos jours par trois facteurs : la vitesse acquise par nos outils de combats, le nouveau contexte sociétal en lequel nous évoluons ainsi que les coûts associés à nos opérations. Nous ne parlerons pas ici de la difficulté d’être capable de soutenir et de ravitailler sur de grandes distances dans un contexte à haut risque comme d’un phénomène nouveau car cela la seconde guerre mondiale en a offert la plus terrible illustration. Nous pensons notamment aux quatre épisodes majeurs que furent le siège de Stalingrad ainsi que les trois débarquements d’Italie, de Normandie et de Provence.

La vitesse acquise par la haute technicité de nos outils de combat nous permet d’agir vite et avec précision sur un rayon de plusieurs milliers de kilomètres. La France est une des rares nations qui peut s’enorgueillir de posséder sur le plan militaire la capacité à entrer en premier. Mais cette capacité a un prix : celui des moyens logistiques associés qui doivent être capable de soutenir l’avancée en temps réel des troupes déployées. Aucune armée, même l’armée de l’air qui raisonne davantage en termes de projection de puissance que de déploiement de forces, n’échappe à cet impératif (2).

Si nous prenons le cas des premières semaines de l’opération Serval, l’extrême mobilité des troupes a été source de sérieuses difficultés pour la chaîne logistique. Il a fallu ravitailler en carburant, en munitions, en équipement et en vivres, les troupes aux sols qui ont opéré une avancée fulgurante sur des distances énormes en un temps record. Ce ravitaillement a été possible grâce à l’action combinée des trois armées et des services (3). Les chiffres parlent d’eux-mêmes : 18 500 tonnes de fret acheminé par voie aérienne depuis la France contre 9 170 par voie maritime ; 15 600 personnes transportés par avion au cours de plus de 1 600 missions en intra-théâtre ; plus de trois millions de kilomètres parcourus par voie terrestre ; 17 millions de litres de carburant aéronautique consommés contre 3 millions de litres de carburants terrestres (4). Serval c’est aussi un besoin en eau de 10 litres/homme/jour, autant d’éléments qui appellent professionnalisme et réactivité de la part des soutiens engagés. La planification, s’appuyant sur des stocks suffisants, adaptés et disponibles, mais aussi des capacités d’adaptation en temps réel  constituent les facteurs clefs de succès de la capacité d’entrer en premier.

Mais la capacité d’entrer en premier ne doit pas nous faire oublier les exigences inhérentes de la capacité à durer. Comme en témoignent les opérations extérieures menées depuis plusieurs années voire plusieurs décennies au Tchad, au Liban, au Kosovo, en Afghanistan, en Côte d’Ivoire mais aussi en République centrafricaine (l’armée française n’y intervient-elle pas de manière discontinue depuis plus de quarante ans ?), la capacité à durer, qu’elle s’appuie sur des forces pré positionnées ou projetés, appelle un savoir-faire logistique expéditionnaire particulier.  Ce savoir-faire appelle trois types de compétences  notamment : savoir trouver le juste équilibre entre une logistique de stocks et une logistique de supply chain ; une capacité à coopérer en interarmées et en interalliés et, enfin, être apte à progresser dans des conditions extrêmes et des plus risquées. Si les forces de mêlées sont exposées au feu par vocation, les convois logistiques constituent des proies tentantes pour les insurgés notamment via les moyens propres aux modes opératoires asymétriques que sont : le combat d’embuscade, les engins explosifs improvisés (EEI), les attentats suicides. Dans les conflits de quatrième génération, les combattants du soutien se retrouvent en première ligne et, plus un conflit à tendance à durer, plus les forces de soutien se retrouvent exposées. De plus, les guerres de quatrième génération se déroulant dans le champ du social et de la psychologie, la logistique opérationnelle y joue un rôle de premier ordre. L’OTAN ne s’y est pas trompé avec la mise en œuvre des Provincial Reconstruction Team (PRT) en Afghanistan, reprenant les recettes de la guerre populo-centrée remise au goût du jour par le général Petraus lecteur de Galula, lui-même pénétré des théories de Gallieni et Lyautey (gagner les cœurs et les esprits). Quand l’objectif devient de gagner la paix, on mesure toute l’importance des moyens logistiques au sens large (capacité de construire un pont, remettre en état des voiries, raccorder à un réseau d’eau ou d’électricité des habitations, apporter un soin médical de proximité…). Le tout est de savoir en faire usage en connaissance de coûts.

II…au moindre coût

Surprise stratégique que constitue la crise financière de 2008 oblige, notre appareil de défense est placé sous forte contrainte budgétaire. A ce titre, les services de soutien sont placés en première ligne des efforts de mutualisation et de rationalisation réclamés par les deux derniers livres blancs ; c’est là le prix à payer pour les armées pour le maintien d’une partie de notre souveraineté. Ainsi, une vague de réforme fait suite à une autre, faisant craindre chez certains un effet « tsunami » pouvant fragiliser durablement les ressources tant humaines que matérielles du monde du soutien (5). Force est de constater que la régénération organique des matériels et des hommes est soumise à rude épreuve en ces temps d’austérité budgétaire, cette période ouvrant grand selon certains spécialistes à l’avènement des guerres low-cost (6). Qu’est-ce à dire ?

A l’heure où les états ne peuvent plus mener une guerre industrielle coûteuse sur le long terme, la logique low- cost revient à conduire la guerre selon un prisme de performance économique aigu ; selon une logique de guerre des coûts impliquant un recours accru à l’externalisation. En d’autres termes, cela revient à mettre sur pied des tactiques d’emploi des forces où l’on cherchera à dépenser moins tout en tentant de ne pas perdre le besoin de cohérence des opérations. En période de profond changement comme celle que nous traversons, chacun sait que le risque de fragilisation de la cohérence n’est pas à sous-estimer (7). Chaque haut décideur militaire le sait. Chacun sait aussi que le maintien de la cohérence est une des clefs de maintien du capacitaire. D’ailleurs, nos interventions se font toujours dans un contexte interarmées, voire interalliés, car aucune composante des forces armées ne possède désormais en propre les moyens de son autosuffisance (8).  Cette question cruciale est désormais associée à celle de la sous-traitance logistique opérationnelle  aux sociétés militaires privées (SMP) ; tabou en passe de faire l’objet d’un consensus au sein de la classe des parlementaires français (9).

En tout état de cause, les guerres de quatrième génération menées sous forte contrainte budgétaire imposeront de nouvelles figures majeures du soutien logistique expéditionnaire[10]. Tout d’abord car l’exigence opérationnelle cumulée à l’exigence budgétaire appelle un haut niveau de technicité et de professionnalisme. Il faut à la fois des soldats aptes au combat et conscients de leur responsabilité juridique et moral et des professionnels pouvant mener à bien la planification logistique trouvant le juste milieu entre le stock minimal nécessaire à détenir et une gestion des flux pensée selon les principes de la supply chain. Autant l’option zéro stock est inconcevable, autant la possession de stocks pléthoriques appartient définitivement au passé. Le logisticien militaire se doit donc de trouver le juste équilibre entre stock minimum et seuil suffisant. Là aussi, les commissaires aux armées projetés en opération ont un rôle crucial à jouer ; celui de pourvoir passer les marchés localement permettant de trouver le bon équipement des forces à temps et au meilleur coût. L’autre enjeu financier d’importance, davantage d’essence prospectiviste, revient à trouver des moyens moins énergivores pour l’équipement des forces. L’énergie a un coût et le bien-être du combattant ne peut être une variable d’ajustement ; il convient donc de penser la diminution de l’empreinte carbone du combattant tout en préservant sa vitale autonomie sur le champ de bataille (armement éco conçus, la mise en œuvre de tentes à panneaux photovoltaïques…). Autant d’éléments plus ou moins planifiables qui signent notre entrée dans une nouvelle ère de la guerre. 

III. Faire face à l’incertain

Le combattant du soutien s’inscrit dans un environnement complexe d’intervention. L’asymétrie propre aux guerres de 4e génération  l’oblige à connaître et à intervenir sur toute la gamme stratégique : de l’emploi de la force à l’intimidation en passant par la sécurisation. Pour cette même raison le logisticien des forces armées doit faire face à l’incertain. L’adversaire asymétrique ne constitue pas une nouveauté en soi (11)  ; en revanche, il nous conduit à mener la guerre à la limite de nos cadres de référence. Notre adversaire se joue de notre système de valeurs (droit de la guerre, droit international humanitaire) et de nos principes. Il tente de rendre caduque nos repères (frontières géographiques, cadre juridique, valeurs démocratiques) en usant de l’exposition médiatique des actuels conflits, de leur difficile visibilité voire de leur impopularité. Il vise à brouiller le sens et à user le moral des troupes  en jouant sur la durée. Dans la conduite des opérations menées par les armées occidentales ces dernières années, l’effet final recherché initial se heurte à la question de l’inscription temporelle des conflits que nos ennemis tentent de faire basculer, à dessein, dans des temporalités longues  afin d’user la patience des opinions publiques des pays engagés.

La logistique opérationnelle agit sur l’ensemble du spectre des conflits contemporains : de l’entrer en premier jusqu’à la phase de transition ou phase post bellum. Les combattants du soutien et leur expertise doivent être associés au plus près et au plus haut niveau à la conduite des opérations. Nos forces agissant au cœur de zones de non-droit au cœur d’Etat aux structures défaillantes ou fragilisées, les conseillers juridiques, politiques et logistiques doivent apporter toute leur expertise afin d’éviter que les troupes de combat se retrouvent piégées par un adversaire qui sait jouer de toute la gamme subversive et ne reculera devant rien pour déstabiliser nos armées. Chaque acte, chaque action compte. Chaque erreur profite à l’adversaire qui saura aussi se fondre dans la foule le temps qu’il faudra avant de se manifester à nouveau afin de toujours nous surprendre. Les conflits de quatrième génération nous font comprendre que nous pouvons gagner la guerre et perdre la paix (12). Autrement dit, que nous ne pouvons plus penser la guerre sans mener cette dernière avec le souci de restaurer au mieux la paix. Le souci de reconstruction est un des facteurs clefs de succès des conflits actuels. Mais une reconstruction non plus basée sur le souci de modeler mais d’accompagner ; le logisticien doit aussi apprendre à cultiver l’art de l’adaptation qui est celui du stratège et dont nous ignorons finalement beaucoup par conditionnement culturel (13).

A l’heure d’Internet et de la soif de démocratie que ce dernier propage (révolution orange et renversement de régime récent en Ukraine ; révolte de 2009 en Iran ; printemps arabe), il nous appartient d’avoir en conscience que le monde observe nos troupes et leurs agissements en permanence. En ce sens, les armées, de par le pouvoir exorbitant que le pouvoir politique leur confère, seront toujours source de curiosité et de fantasmes. Nous le savons, nos ennemis aussi ; eux qui cultivent à l’envie la surprise systémique à savoir : chercher en permanence à déstabiliser nos troupes en tout temps, tous lieux….  

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  1. Le concept de guerre de 4e génération a été inventé par W. S LIND. La première génération serait celle des bataillons de masse, la seconde celle de la puissance de feu et de l’ère de la guerre industrielle, la troisième celle de la capacité de nuisance et de rapidité d’intervention (Blitzkrieg) et la quatrième celle de la révolution de l’information qui gagne tous les domaines (politique, économique, culturel). Dans un contexte de guerre de quatrième génération une armée peut gagner la guerre et perdre la paix (Cf. Irak).
  2. Pour l’armée de l’air, il s’agit notamment de permettre le ravitaillement en vol des avions de combat intervenant depuis la métropole.
  3. Sur ce point lire le dossier spécial consacré au RETEX Mali dans le numéro 10 de Soutien logistique défense automne-hiver 2013.
  4. Chiffres extrait de la revue Air actualités n° 668 de février 2014.
  5. A ce titre, Il paraît opportun de noter que parmi le personnel le plus fréquemment projeté, nous trouvons à côté des forces spéciales et des troupes de mêlées (Légion, troupes de marine) le personnel médical et logistique (régiments du train, SEA) sans compter les commissaires aux armées, notamment de spécialité Legal advisor. En ce sens, il convient de rétablir une vérité : les combattants du soutien sont au bel et bien des spécialistes militaires opérationnels tenant toute leur place dans le cœur de métier de soldat ; celui de conduire la guerre pour imposer la paix hors de nos frontières dans le cadre d’opérations extérieures.
  6. Stéphane DOSSE, Les Guerres low-cost, Edition l’esprit du livre, 2011.
  7. Pour répondre à ce besoin, le CEMAA a mis en œuvre une vision stratégique évolutive codifiée au sein du projet UNIS pour faire face.
  8. Ce qui était autrefois appelé la logistique de corps d’armée, modèle héritée du premier empire, lui-même inspiré des Logista créée par Jules César.
  9. Cf. rapport de l’assemblée nationale n°4359 du 14 février 2012.
  10. Ces profonds bouleversements pourraient aussi appeler la création d’un corps de logisticien interarmées regroupés au sein d’un service de soutien dédié ou intégrant un service de soutien à vocation interarmées existants sur le modèle de la création du service du commissariat aux armées. 
  11. Les légions romaines dans leur combat avec les peuples dits « barbares » le long du Limes en firent déjà l’expérience. L’armée du premier empire ne connut pas autre chose avec la guérilla.
  12. Nous sommes rentrés dans une bataille d’Alger à l’échelle planétaire pour reprendre un mot de Jean-Charles Jauffret (La guerre inachevée, Afghanistan 2001-2013, Autrement 2013).
  13. Sur ce sujet lire François Jullien, Traité de l’efficacité, Le livre de poche, 2002.