Entretien avec le Général Philippe Lavigne, Commandant la Brigade aérienne de l’aviation de chasse (BAAC) et directeur France du « Trilateral Exercice »
Actuellement Commandant la Brigade Aérienne de l’Aviation de Chasse (BAAC) au sein du Commandement des Forces Aériennes (CFA) stationné sur la base aérienne de Mérignac, le Général Philippe Lavigne dirige la partie française de cet exercice inédit. Avec plus de 2500 heures de vol sur Mirage 2000 et diverses missions de guerre à son actif (notamment en Bosnie, Irak et Arabie Saoudite), le Général Lavigne a un double-tropisme opérationnel et Etat-major, sans compter une expérience interministérielle. Sa carrière inclut ainsi le commandement de l’Escadron de chasse 01.005 Vendée basé à Orange de 2000 à 2003, un passage au CPCO (Centre de planification et de conduite des opérations) en tant que planificateur J5, puis au bureau Plans de l’EMAA. Après le CHEM et l’IHEDN en 2008, il fut sous-directeur Exportations des matériels de guerre au sein du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, puis directeur de l’information auprès du Major général. Avant de commander la BAAC à Dijon à compter du 1er janvier 2015 et de basculer sur Mérignac au cours de l’été dernier dans le cadre de la réforme du Commandement des forces aériennes (CFA)[1], il assura pendant six mois le commandement otanien de l’aéroport international de Kaboul tout en veillant au retrait des dernières forces françaises alors déployées en Afghanistan.
Le Général Lavigne détaille dans le cadre de l’entretien ci-dessous la participation française à cet exercice un peu particulier et explique le double-enjeu à la fois capacitaire et tactique qu’il recouvre, à savoir, d’une part, optimiser nos interventions grâce à une meilleure connaissance des capacités et savoir-faire des uns et des autres et, d’autre part, s’entraîner ensemble à des missions différentes de celles réalisées dans le cadre des opérations actuellement menées en coalition.
Un enjeu capacitaire
Le volume de forces engagées dans ce TEI (« Trilateral Exercise Initiative ») correspond au déploiement de 6 Rafale monoplaces dotés de nos meilleurs radars et antennes actives, soit 115 personnels dont 15 pilotes du 1/7 Provence (basés à Saint Dizier) et du 2/30 Normandie-Niemen (basés à Mont de Marsan), une soixantaine de mécaniciens avionique, armement et vecteurs, ainsi qu’une quinzaine de personnels chargés de la protection des parties sensibles, des spécialistes du déchargement des avions et de personnels du SEA pour l’avitaillement. Au niveau ravitaillement en vol, les deux tankers qui assurent le convoyage transatlantique ne reviennent que pour effectuer une dernière mission impliquant du ravitaillement en vol le 17 décembre.
Cet exercice est important pour nous en raison de la présencedu F22, et bientôt du F35, dans les forces aériennes que nous rencontrons le plus souvent sur les théâtres d’opération, à savoir les Américains et les Britanniques. Bien nous connaître et bien travailler ensemble sont la clé du succès des opérations futures menées en coalition. Ce qui est intéressant dans cet exercice est de pouvoir travailler avec le F22 et son niveau de furtivité impressionnant, auquel nous allons devoir nous adapter mutuellement. C’est le défi capacitaire majeur, en ce sens que les autres systèmes – radars, missiles, etc – sont assez comparables.
Cette complémentarité des moyens aériens au sein d’une coalition peut se comparer à un jeu de rugby : il y a des grands, des petits, des rapides, des puissants, des experts pour marquer des essais, mais nous ne sommes rien l’un sans l’autre. Le plus gros sera peut-être plus puissant, mais pas plus rapide. Nous devons donc d’abord nous connaître et « faire des gammes » ensemble pour, comme au rugby avoir confiance les uns envers les autres pour nous aider mutuellement là où nous sommes moins forts les uns par rapport aux autres.
Avec cet exercice inaugural, nous allons ainsi commencer par poser une première pierre, qui va nous permettre d’apprendre à nous connaître, à préparer ensemble, à briefer ensemble, à exécuter ensemble et a débriefer ensemble. Nos enjeux sont ainsi les suivants :
- connaître les capacités (avions ; systèmes) de chacun ;
- faire connaitre les nôtres ;
- voir comment sur une mission partager le savoir-faire de chacun pour en tirer le meilleur ;
- améliorer encore notre interoperabilité grâce à un niveau d’échanges d’informations tactiques inédit.
Mise à part cet aspect furtivité, l’autre défi majeur est de fait de partager nos savoir-faire au niveau tactique.
Un enjeu tactique
Dans le sillage de l’initiative TSI prise en 2010 entre les trois armées de l’Air, nous avons souhaité aller plus loin en proposant en 2013 de nous entraîner avec des avions de dernière génération dans une mission spécifique, à savoir l’entrée en premier dans un environnement non permissif.
Ce besoin est réel, dans la mesure où actuellement nos opérations privilégient un certain mode d’action d’appui au sol, le « Close Air Support » (CAS). Tout un pan de notre compétence – dont l’entrée en premier dans un environnement non permissif -doit donc être travaillé par ailleurs. La polyvalence du Rafale permet cette entrée en premier en milieu non permissif en traitant les menaces air-air, tout en faisant des missions d’« air interdiction », donc de frappe dans la profondeur : ce sont ces compétences multi-missions, qu’il nous intéressait de travailler avec les avions les plus modernes de nos trois pays (US, UK et FR). Ce constat est partagé avec les Américains. C’est ainsi que cet exercice a été monté, un exercice qu’il faut considérer comme une première étape vers une participation à Red Flag avec l’optique de faire les dix premières missions de guerre dans un environnement réaliste avec des avions de toutes générations.
Comme nous participons à des exercices OTAN, nos tactiques de combat aérien ne diffèrent pas trop de celles des Britanniques et des Américains, mais nous n’avons pas encore pu partager avec les pilotes de F22. Comprendre comment ce dernier appréhende les missions air-air va nous aider à ne pas nous gêner mutuellement et à mieux nous prendre en compte pour une optimisation des effets recherchés. Il faut pratiquer des drills et c’est pour cela que cet exercice va se concentrer en premier lieu sur un exercice air-air du combat aérien, aussi bien en défensif qu’en offensif : F22, Typhoon et Rafale contre des F15 et des T38, avec ou sans ravitaillement, et avec des AWACS nous aidant à nous donner notre situation. Les opérations actuelles ne reflètent qu’une petite partie du savoir-faire aérien, puisqu’il n y a pas d’air-air. Notre but ici est de travailler la suprématie aérienne en échangeant et progressant ensemble : il ne s’agit pas de déconfliction où l’on va ségréguer l’espace aérien et où il y aurait une zone pour les Français, une pour les Américains et une pour les Anglais.
Les scénarios sont au début basiques pour prendre en compte l’environnement aéronautique et partager les qualités de nos avions respectifs lors de missions de combat 1 vs 1. Puis seront effectuées de manière progressive des missions air-air de type défensif – (Raptor + Typhoon + Rafale vs x+) – et offensives de plus en plus complexes avec ravitaillement en vol, où nous entrons dans une zone pour établir la supériorité aérienne. Ce premier exercice est limité aux missions air-air qui permet de bien débuter l’intégration tactique de nos chasseurs. Nous travaillons sur des zones en mer au large de Langley, le but dans l’avenir est de pouvoir s’entraîner également dans des zones avec des des champs de tir et une diversité supplémentaire.
Si nous avons déjà effectué quelques missions de combat basiques (« Basic Fighing Manœuvre »), cela n’a rien à voir avec les missions conjointes que nous sommes amenés à faire ensemble demain, au sein desquels des F22, des Typhoons et des Rafale vont bâtir ensemble et partager la « Situationnal Awareness » et traiter l’ensemble des menaces aériennes qui vont se présenter à eux. C’est vraiment l’objet de cet exercice qui représente une première. Même avec les pilotes de Typhoon, avec lesquels nous faisons des échanges, nous allons certainement découvrir des manières de faire qui vont nous faire progresser, tandis que les autres vont découvrir les qualités du Rafale et le savoir-faire de nos pilotes. Rester un peu plus de quinze jours dans un même endroit à parler tactique tous les matins et tous les soirs va démultiplier les échanges déjà existants. L’intérêt de cet exercice est précisément l’intégration tactique des trois chasseurs, intégration qui va progresser tout au long de cette période très enrichissante pour tous.
Les opérations récentes et en cours menées en Afrique et au Levant ont permis d’acquérir cette confiance qui anime les trois armées de l’Air participant à cet exercice et fait que les Etats-Unis nous accueille de manière exceptionnelle sur une la base aérienne de Langley . C’est cette confiance qu’il convient de faire grandir encore davantage dans les airs grâce à ce type d’entraînement commun… exactement comme sur un terrain de rugby…pour être prêt à combattre ensemble.
*** Propos recueillis par M. Delaporte
[1] Voir sur ce sujet le numéro 25-26 de notre revue >>> https://operationnels.com/produit/operationnels-25-26-ete-automne-2015-2/
Photo© Rafale prenant le lead en formation avec un V22 et un Typhoon, 1st Fighter Wing, Joint Base Langley-Eustis, Virginie, décembre 2015