(PARTENARIAT ASSAS) – Le renseignement militaire en opérations extérieure (OPEX)

Par Florian Bunoust-Becques, Master 2 Sécurité & Défense Paris II Panthéon-Assas ; Chargé de mission au Centre de Réflexion sur la Sécurité Intérieure (CRSI)  ; Membre du Centre d’étude de la sécurité et de la défense (CESED)

Que faut-il attendre du renseignement militaire ? « Si peu », pour les uns, et « beaucoup », voire « tout » pour les autres. Au cours des deux conflits mondiaux et des dernières décennies, le renseignement s’est imposé comme l’élément indispensable et conditionnel aux interventions armées au-delà de nos frontières. Son objectif premier est de prévenir pour atténuer le facteur de surprise qui pourrait conduire les armées à se voir dominer par les effectifs, les ressources et les positions de l’ennemi. Pour cela, il est nécessaire d’appréhender son environnement, d’anticiper ses mouvements, d’évaluer ses forces et de tirer profit de ses faiblesses sur le terrain. Une ambition qui ne doit pas manquer de pragmatisme comme l’illustre le général Charles de Gaulle : « L’ennemi, certes, est contingent, variable. Aucune étude, aucun raisonnement ne peuvent révéler avec certitude ce qu’il est, ce qu’il sera, ce qu’il fait et ce qu’il va faire. Mais le renseignement, intelligemment recherché, ingénieusement exploité, limite le problème où l’hypothèse ouvre des chemins » . Le renseignement d’intérêt militaire (RIM) dont la définition précise reste à construire, se caractérise par le recoupement de toutes ces informations pour la planification et à l’exécution des opérations tant au niveau stratégique (Etats-majors et politiques) que tactique et opérationnel (les unités), pour déterminer le centre de gravité ennemi en vue de l’affaiblir. En comprendre les mécanismes est ici l’objet des recherches universitaires consacrées par un mémoire sur l’articulation de la chaîne du renseignement dans la projection des armées en opérations extérieures (OPEX).

Le renseignement dans la bataille
Ce besoin croissant d’anticipation répond à deux nécessités. La première est d’assurer dans les meilleures conditions l’engagement sur tous les théâtres d’intervention confiés à un contingent restreint (6 250 hommes actuellement). Le second est de garantir l’intégrité des forces, du fait de la faible tolérance de nos sociétés devant les pertes humaines pour faire la guerre tout en préservant ceux qui la font. Si les notes de renseignement sont bien présentes sur les tables des états-majors, l’attention portée à la justesse de leur analyse a parfois été négligée aux heures qui ont précédé la défaite comme en juin 1940 où l’Etat-major du Général Maurice Gamelin écarta les informations émises par le 2ème Bureau . Ce dernier anticipait avec précision l’offensive allemande à travers la forêt des Ardennes – jugée infranchissable – au détriment d’un choc frontal attendu sur la ligne Maginot. Tel fut également le cas lors de la bataille de Dîen Biên Phu en mai 1954, où les choix tactiques de l’armée, surprise par les positions et les moyens Viet Minh, conduisirent à la défaite que l’on connaît faute d’un soutien aérien déterminent. Plus récemment, l’embuscade de la vallée de l’Uzbin en Afghanistan le 18 août 2008, qui coûta la vie à huit militaires du 8ème RPIMa, plongea la France et son Armée dans l’émoi. Elle mit en exergue l’absence fatale d’une reconnaissance aérienne préliminaire.

Aujourd’hui, aucune OPEX ne semble envisageable sans une appréciation précise des zones de conflit. Cette composante stratégique, en adaptation permanente, entend s’appuyer sur les instruments d’observation de la guerre moderne dont la France s’est dotée après la guerre du Golfe de 1991 . Cette guerre marquée par le succès de la composante française de la division Daguet a toutefois mis en lumière les carences de son renseignement. Une situation qui poussa l’État-major et les politiques à se défaire progressivement de la dépendance des informations tactiques (images satellites, captations électromagnétiques etc.) fournies par l’armée américaine. Le 6 mai 1992 marque la création de la Direction du renseignement militaire (DRM) par le ministre de la Défense Pierre Joxe, ainsi que le lancement du programme des satellites d’imagerie Hélios, engagé depuis 1986 dans le but de garantir une indépendance stratégique complète.

Une composante stratégique en constante adaptation
Vingt-cinq ans après la création de la DRM, le renseignement français est-il à la hauteur de ses ambitions ? En 2014, le système rigide des « silos » regroupant les trois sous-directions de la DRM est progressivement remplacé par le système dit des « plateaux » , appuyé en 2015 par la création de la nouvelle doctrine militaire « au contact ». Ce système rassemble les pôles « recherche » et « analyse » rattachés au centre de coordination et de décision du renseignement de la DRM, le JOINT 2 (J2) et au Centre de planification et de conduite des opérations (CPCO). Ils couvrent les zones géographiques des trois théâtres d’opération (Levant, Afrique et reste du monde). Ces derniers accueillent également des éléments de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) dans l’objectif de mutualiser le renseignement. Il est toutefois nécessaire de rappeler que la DRM ne détient aucun moyen de recherche propre, mais s’appuie sur les moyens techniques des trois armées à savoir le commandement du renseignement (COM.RENS) pour l’armée de Terre, le commandement marine (COMAr) pour la flotte et le commandement du renseignement air (CRA) pour l’armée de l’Air.

S’ensuit un travail d’interprétation des données pour produire un renseignement clair, précis et adapté aux questions émises, et permettre aux commandements de prendre les décisions tactiques adaptées. Si la logique du plateau est aujourd’hui maîtrisée, optimisant le détachement des hommes au gré des OPEX, elle a toutefois ses limites pour les effectifs de la DRM (1 800), qui ne lui permettent pas une duplication à l’infini de ce schéma. Les ressources humaines représentent un réel frein à l’efficience des opérations, contrairement à nos alliés anglo-saxons qui parviennent à déployer des ressources considérables. Pour y remédier, les armées se tournent de plus en plus vers le monde civil à l’instar de l’ambitieux projet de l’Intelligence Campus initié en 2017 par le général Christophe Gomart pour accroître la coopération civilo-militaire dans le traitement des données.
Au plus près des zones de conflit, des éléments de la DRM sont détachés auprès du commandant de la Force (COMANFOR), dédiés à la collecte et l’analyse des différentes sources du renseignement – seule la cellule du cyberespace est encore absente – filtrent les informations collectées par les différents capteurs pour les transmettre à la DRM. L’enjeu est la planification en deux temps des opérations : la planification dite « froide » pour l’environnement stratégique global d’une opération, puis la planification dite « chaude » pour les missions de terrain.

L’Armée part du postulat que chaque soldat constitue une source de renseignement. Suivant cette doctrine, la France a souhaité intensifier ses efforts de modernisation et de formation de ses analystes, car il semblerait, en effet, que rien ne puisse remplacer l’efficacité et les avantages procurés par le renseignement d’origine humaine (ROHUM), source primaire sur les théâtres d’opérations. Par ailleurs, la doctrine d’engagement des forces d’« entrée en premier », consacre une large part à l’acquisition des réflexes liés à sa collecte. On retrouve ainsi le Centre de formation interarmées au renseignement (CFIAR) pour la formation commune nationale et multinationale comme l’apprentissage des langues ou encore le Centre d’enseignement et d’études du renseignement de l’armée de terre (Ceerat) et l’Escadron de formation au renseignement (EFR) qui visent à inculquer une manière d’agir et d’opérer en territoire hostile.

Même si la reconnaissance a toujours existé, le « renseignement » serait-il devenu un domaine incontournable ? Le pouvoir politique tend, en effet, à muscler son arsenal à cet effet. Le Conseil national du renseignement (CNR), créé en 2008 regroupe aujourd’hui la DGSE, la DRM et la Direction national du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED), la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), la sécurité des infrastructures militaires avec la Direction du renseignement de la sécurité de la défense (DRSD) et la surveillance des circuits financiers du Ministère des Finances de la cellule Tracfin. Autre signe de la montée en puissance de l’intérêt pour ces questions, la création en juin 2017 par le Président de la République Emmanuel Macron, d’une Task Force présidentielle sous la houlette du coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT) qui englobe le centre national de contre-terrorisme (CNCT), dont les efforts sont orientés vers la lutte exclusive, à tort ou à raison, de l’anti-terrorisme. Une décision largement motivée par la série d’attentats de 2015 – attentats des 7 et 9 janvier (17 morts et 22 blessés) et du 13 novembre 2015 (130 morts et 457 blessés) qui ont fait apparaitre les défaillances dans le partage des informations entre les services. Une réorganisation qui vise à combler cette lacune et à : « favoriser le partage d’informations, permettre de s’assurer de la bonne utilisation, par tous les services, des dispositifs régis par le livre VIII du code de la sécurité intérieure et de développer la coopération européenne et internationale en matière de renseignement et de lutte contre le terrorisme ». De plus, les revers militaires, enregistrés par l’Etat Islamique (EI) au Levant depuis 2017, concentrent l’attention des services quant au retour de centaines de djihadistes aguerris entrainés et rompus au combat, sur le territoire national. Les renseignements collectés en zone Irako-syriennes prennent ici toute leur valeur ajoutée.

Afin de garantir sa capacité opérationnelle, l’armée semble désireuse d’absorber les nouvelles technologies qui intéressent au premier chef le renseignement. A l’image de la modernisation des appareils d’imagerie embarqués du Rafale Marine et des outils d’écoute des sous-marins nucléaires d’attaque (SNA). Dans les airs, c’est le recours croissant aux drones MALE (Moyenne Altitude et Longue endurance) ainsi que les drones Reaper qui sont utilisés dans les missions de reconnaissances aériennes des opérations Barkhane et Chammal. A ce titre, la France entend se doter prochainement de son propre Drone Patroller du groupe Safran pour une mise en service en 2020. Toujours dans le domaine de l’imagerie, c’est le remplacement de la flotte des satellites Hélios I et II par le programme européen Multinational Space-based Imaging System (MUSIS) qui viendra renforcer la permanence de la composante optique du RIM, toujours à l’horizon 2020. Le nerf de la guerre moderne réside néanmoins dans la capacité de traitement du « Big Data ». Hier sous-estimé, le flux de données numériques constitue aujourd’hui – plus que jamais – un volume considérable à traiter dans des délais toujours plus courts. Dans l’attente d’un algorithme miracle – dont l’usage fut l’une des questions éthiques de la loi sur le renseignement de 2015 – les services ne cessent de recruter des agents analystes, polyglottes de surcroît, si possible dans les langues arabisantes, afin de répondre aux besoins de traduction des données issues des zones de conflit en quantité exponentielle. Ici comme ailleurs, l’action, la connaissance et l’instinct de l’homme s’avère indispensable. Assurément, l’adaptation de ses outils, la projection de ses agents, l’orientation des capteurs sur le terrain et l’articulation des informations tactiques et stratégiques entre les décideurs militaires et politiques, sont autant de défis devant lesquels le renseignement militaire français s’efforce de faire face et d’être à la pointe. Campagne après campagne, l’évolution du RIM se veut une science empirique où l’imagination et l’anticipation restent les maîtres mots.

 

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Références bibliographiques

BLIER Gérard, « Les grandes batailles de l’histoire de France : leur trace dans la mémoire collective », Revue historique des armées n°257, 2009

COUTEAU-BERGAIRE Hervé, « Le renseignement dans la pensée militaire française », Stratégique n°73, 1991

HENROTIN Joseph, « Les mutations du renseignement militaire : dissiper le brouillard de la guerre ? », Focus Stratégique, n°71, Ifri, janvier 2017

SOULLEZ Christophe, « Le renseignement, histoire, méthodes et organisation des services secrets », Eyrolles, 2017

 

Crédit photo >>> https://www.defense.gouv.fr/ema/directions-et-services/la-direction-du-renseignement-militaire/la-drm/historique/historique