(Par Murielle Delaporte) – Alors que nos forces de sécurité sont confrontées à la montée de toutes les violences sur notre territoire et que le ministre de l’Intérieur a reconnu la nécessité de revoir la doctrine d’emploi et les moyens de ces dernières, il nous a paru utile de mettre en ligne cet entretien avec le Général de division Ivan Noailles, Commandant en second des écoles de la Gendarmerie nationale réalisé voici quelques mois et publié dans notre numéro de juin dernier.
Dans l’extrait ci-dessous, le Général Noailles soulignait notamment la difficulté que rencontrent nos Gendarmes pour (re)créer un lien avec la population – tel que celui qui existait il y a quelques décennies -. Parmi les défis identifiés : la numérisation de la société. Si celle-ci favorise l’émergence d’une démocratie se voulant directe (de type « Gilets jaunes » initialement), elle s’avère aussi un facteur compliquant l’établissement d’une relation de confiance de proximité bien ancrée entre forces de l’ordre et habitants.
Espérons que les évènements actuels mettent enfin en relief l’urgence de l’établissement de solutions face à des problématiques hélas connues depuis longtemps (telle que la violence à l’encontre de nos forces de l’ordre et sapeurs-pompiers dans certains endroits par exemple), lequel aurait peut-être contribué au fil de ces dernières années à endiguer le pourrissement de la situation que l’on connaît aujourd’hui…
Photo : Un manifestant muni d’un drapeau français et un pompier de Paris à proximité d’un incendie à la fin de la manifestation des gilets jaunes à Paris © Alain Jocard, AFP, telle que publiée dans www.la-croix.com
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EXTRAIT
La formation dans les écoles de la Gendarmerie :
renforcer la cohésion nationale
Entretien avec le Général de division Ivan Noailles,
Commandant en second des écoles de la Gendarmerie nationale
(propos recueillis par Murielle Delaporte)
Article publié dans notre numéro Operationnels SLDS # 40/41 Juin 2018, pages 50 a 55 >>> Lire l’article en entier : entretien General Noailles # 40 41 Operationnels double Printemps 2018
Photo: Parcours d’audace collectif © Philippe Février, Gendarmerie nationale, 2014
(…) Un maillage territorial à réinventer face à la numérisation du tissu social
Jusque dans les années quatre-vingt, la France était une société structurée, dont il était facile de prendre le pouls notamment au travers de ses mouvements associatifs et syndicalistes, tandis que le Gendarme territorial bénéficiait d’une relation de confiance établie au fil du temps en particulier en milieu rural.
A l’heure actuelle, l’évolution technologique et sociologique de notre société fait que l’on connaît souvent mieux un contact habitant à deux cent kilomètres que son voisin de palier grâce à internet et aux réseaux sociaux. De la même façon, si les matchs de sport demeurent une des rares préoccupations communes entre générations et communautés, ils ne sont plus tant suivis au « café du coin » comme il y a encore quelques années que chacun chez soi devant son ordinateur.
La mission du Gendarme consistant à établir cette relation de confiance fondée sur le service rendu au sein de la population perdure, mais le contexte s’est radicalement modifié, en particulier dans des campagnes souffrant de désertification. Hormis les « clubs seniors » où le contact à l’ancienne demeure, le Gendarme en 2018 doit repenser fondamentalement sa façon de souder des liens avec une jeunesse « numérisée ». C’est bien là où réside toute la difficulté d’identification des risques de radicalité qui nous préoccupe particulièrement aujourd’hui et oblige à rénover la fonction « contact ».
Renforcer l’ADN du gendarme, c’est-à-dire la proximité, se heurte en effet aux phénomènes de mobilité, désocialisation et individualisme caractérisant une partie croissante de la population, laquelle continue cependant d’attendre de ce dernier une réponse rapide au service attendu. Ce service est dans bien des cas celui de « SAMU social » aux côtés du Pompier et de l’Adjoint au Maire et celui de « juge de paix », la Gendarmerie étant traditionnellement une force de cohésion nationale en régulant les débordements de la vie en société.
Or c’est bien cette fonction première de faire respecter le pacte social national qui est aujourd’hui régulièrement remise en cause par les risques de fractures entre communautés et la perception du Gendarme par certaines d’entre elles comme l’ennemi.
« L’ennemi te limite, donc, te donne ta forme et te fonde » (Citadelle)
Cette citation de Saint-Exupéry caractérise l’effet de miroir existant entre une société et ses forces de l’ordre, lequel transparaît notamment à la lecture de l’évolution de la violence en France depuis une quarantaine d’années.
Dans les années soixante-dix et quatre-vingt, on a assisté à un effet de ciseaux en matière de violences sur le territoire national avec la double occurrence du grand banditisme d’un côté, de la radicalisation de mouvements d’extrême gauche de l’autre. L’arrestation des derniers membres d’Action Directe à Vitry-aux-Loges en 1987, lesquels avaient été en mesure de mener sans être détectés toute une série d’assassinats (Audran, Besse, etc), a à l’époque fait prendre conscience de la nécessité de redonner une impulsion au renseignement intérieur.
Après cette période d’une grande violence que l’on a tendance à oublier par rapport au terrorisme actuel, la France a bénéficié d’un calme relatif cependant terni par les agissements du GIA (Groupe islamique armé algérien)– tels que l’attentat du Métro Saint Michel en 1995 -, prolongement de la guerre civile qui faisait alors rage en Algérie et déjà à la source de ce que l’on connaît aujourd’hui. L’accalmie des années 2000 fut de fait interrompue avec l’assassinat de sept personnes (dont trois enfants juifs) perpétré en 2012 à Toulouse et Montauban par Mohammed Mehra. Cette action du terrorisme islamiste sur le territoire national est le point de départ de la série d’attentats commis par Daech[1] dont nous sommes témoins depuis lors et qui a culminé en 2015 avec les attentats de Paris et du Bataclan, les plus meurtriers depuis la Seconde guerre mondiale et à l’origine de l’instauration de l’état d’urgence en France pour la première fois depuis la guerre d’Algérie.
Parallèlement on a assisté au cours de ces dernières années à l’intensification de la criminalité dans les banlieues et à une explosion de la criminalité armée à but d’appropriation et de captation de trafic. La conjonction aujourd’hui du terrorisme djihadiste, de la guerre des bandes et de la violence des mouvements d’ultra-gauche (zadistes et black blocs) fait que l’on est revenu à une période de violence de haute intensité comme dans les années soixante-dix, à la différence que cette violence est aveugle et ne se limite plus à des cibles spécifiques. Le degré de violence a donc augmenté, même si les statistiques semblent prouver le contraire, tout simplement en raison de l’amélioration des premiers secours, de l’application de pratiques de stabilisation des patients dérivées de la chirurgie de guerre et de la possibilité généralisée d’évacuation par hélicoptère qui se sont développées au fil des années. La plupart des blessés s’en sortent aujourd’hui, meurtris mais vivants, alors qu’ils seraient décédés dans les années soixante-dix.
Evolution plus préoccupante encore, à cette évolution sinusoïdale de la violence gratuite émanant de groupuscules et de mouvements d’opposition s’est greffée une violence quotidienne à double-niveau avec, d’une part, des attaques quotidiennes peu médiatisées (si ce n’est dans la presse quotidienne locale) se terminant régulièrement aux urgences et, d’autre part, avec la généralisation d’incivilités et violences en milieu scolaire. C’est pour cette raison, et en réaction à des évènements tragiques de type « Columbine »[2] aux Etats-Unis susceptibles de se produire en France, que l’Ecole de Rochefort a développé dès 2012 des liens avec l’Académie de Poitiers, afin de lutter contre ce phénomène. Avec le Bataclan et le Pacte de sécurité qui en a résulté en novembre 2015, une convention a été signée entre le ministère de l’Intérieur et le ministère de l’Education nationale prévoyant nombre de mesures de sensibilisation, mais aussi l’instauration d’un PPMS (Plan particulier de mise en sûreté) [3] en complément du plan ORSEC traditionnel[4].
C’est ainsi qu’un corpus doctrinal a maintenant été établi avec les académies et différents établissements scolaires, afin de connaître les bons réflexes en cas de crise de basse intensité (comment agir en cas de menace venant d’un élève avec un couteau par exemple) et de haute intensité (tueries de masse), mais aussi comment aménager les locaux pour disposer d’une pièce de confinement durcie. En 2017 500 personnels enseignants ont effectué une semaine de stage dans quatre de nos écoles et centres de formation (Melun, Tulle, Rochefort et Saint-Astier). Si au début, lorsque nous formions formateurs et formateurs-relais, une certaine réticence était perceptible, on a par la suite assisté à une adhésion telle, que le corps enseignant devrait être autonome en 2020 en termes de formateurs-relais.
Cette évolution de la violence sur le territoire national en général et le Pacte anti-terroriste en particulier revêtent donc un volet extérieur redéfinissant le rôle du Gendarme au sein de la population, mais aussi un volet intérieur, à savoir une remise à plat des programmes et des modalités de formation. (…)
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[1] Daesh l’état islamique phonétiquement Dā ʿ iš contraction de al-dawlah al-islāmiyya fi-l- ʿ irāq wa-al-shām
[2] NDLR : En 1999, au lycée Columbine à Littleton dans le Colorado, deux adolescents, en possession d’armes à feu, tuèrent treize personnes et en blessèrent une vingtaine avant de se donner la mort.
[3] Voir la Circulaire numéro 2015-205 du 15 novembre 2016 (Bulletin officiel de l’Education nationale)
[4] A noter que l’acronyme ORSEC ne signifie plus « Organisation des secours », mais « Organisation de la réponse de la sécurité civile ».