Source : Sénat – Compte-rendu de l’audition du 11 octobre 2022 – Projet de loi de finances pour 2023 – Audition de M. Sébastien Lecornu, ministre des armées
M. Christian Cambon, président. – Monsieur le ministre, après une première audition en juillet dernier, nous entrons maintenant dans le vif du sujet, avec l’examen du projet de loi de finances pour 2023, jalon particulièrement important, tant pour l’exécutif que le Parlement.
Monsieur le ministre, vous êtes accompagné par les principaux responsables du ministère et des armées : je vous adresse à tous une cordiale bienvenue. Les chefs d’état-major qui vous entourent seront auditionnés dans les semaines à venir.
Ce budget est le premier depuis le début de la guerre en Ukraine, tournant majeur dont il faut tirer tous les enseignements en termes géopolitiques et militaires pour notre continent et pour notre pays.
La remontée en puissance des armées françaises a été entreprise dès 2015, pour répondre à une menace venue du sud qui reste pleinement d’actualité ; l’instabilité du continent africain l’atteste. Cependant, la réactivation de la menace venue de l’est, que nous avions probablement sous-estimée, pose des questions inédites, qui appellent des réponses nouvelles et des moyens supplémentaires.
Ce budget constitue par ailleurs une étape importante dans la mise en oeuvre de la loi de programmation militaire (LPM) pour 2019-2025. La marche de 3 milliards d’euros supplémentaires est franchie, pour un budget de près de 44 milliards d’euros. Nous vous en donnons volontiers acte, monsieur le ministre, compte tenu des multiples tensions sur le budget de l’État. J’en donne acte aussi au Président de la République, qui a souhaité préserver l’esprit et le contenu de cette LPM, qui avait été acceptée, au Sénat, par 326 voix sur 348.
Toutefois, que signifie une augmentation budgétaire de 7 % lorsque l’inflation est estimée à 6,5 % pour 2022, et à plus de 4 % en 2023 ? C’est le principal point d’achoppement de ce budget. La technique budgétaire fournit des réponses à court terme, puisque des reports de charges sur les années suivantes sont toujours possibles. Votre prédécesseur avait souhaité atténuer ces reports. Le risque est réel d’affronter, dans les années à venir, le retour de la « bosse » budgétaire, pénalisante pour la réalisation des investissements indispensables.
Enfin, ce budget est un budget de transition vers la prochaine LPM : nous espérons des précisions à ce sujet, sinon sur le fond, du moins sur le calendrier et la méthode. Le Sénat, qui est un pôle de stabilité dans la vie politique actuelle, souhaite être associé à ce travail. Nos travaux sur le PLF pour 2023 auront nécessairement un impact sur la prochaine LPM. Un travail de fond est nécessaire, car cette nouvelle loi de programmation sera fondamentale ; c’est l’avenir de la France comme puissance européenne et comme puissance mondiale qui se joue. Il y va de la sécurité des Français.
J’espère, monsieur le ministre, que vous nous parlerez « cartes sur table », pour nous exposer aussi bien vos objectifs que les difficultés rencontrées.
M. Sébastien Lecornu, ministre des armées. – Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, je souhaite avant tout rendre compte au Sénat d’une décision du Président de la République prise hier soir. Au regard de la violence des combats en Ukraine, le Président de la République a décidé de rehausser notre posture défensive, en déployant une compagnie renforcée de blindés de combat d’infanterie et un escadron de chars Leclerc en Roumanie, pour renforcer le flanc oriental de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan). Nous devons rester solidaires avec nos alliés. Des Rafale seront aussi déployés en Lituanie, ainsi qu’une compagnie d’infanterie légère en Estonie, fin octobre ou début novembre.
Le Sénat souhaite être associé à l’élaboration de la prochaine LPM. Nous souhaitons la construire différemment de la précédente. Le suspense n’est pas grand, les crédits n’ont pas vocation à diminuer, chacun le sait. Certains livres blancs avaient vocation à masquer des réductions budgétaires. Notre revue stratégique, qui a pointé de nombreux dangers, s’est malheureusement révélée pertinente. Face à notre devoir de réactivité, nous souhaitons construire cette nouvelle LPM avant même son dépôt en Conseil des ministres, dans une plus grande « intimité » avec les deux chambres et parfois de manière séparée, pour préserver l’identité du regard des deux assemblées ; les premiers groupes de travail pourront se réunir très rapidement, avec tous les personnels du ministère, par exemple sur le thème des réserves, sur le plan Famille, sur nos alliances, sur les questions capacitaires, ou encore sur l’innovation.
La revue nationale stratégique a fait l’objet d’un travail interministériel, piloté par le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN). Avec la ministre de l’Europe et des affaires étrangères, nous pourrons vous présenter les thèmes de cette revue nationale. Nous sommes à votre disposition.
Créer plus d’intimité avec le Parlement demande d’être créatif, mais aussi de rendre compte. Les crédits augmentent, mais cela pose la question de l’acceptation sociale d’une telle augmentation. Nous ne pouvons éluder ce débat. Au ministère des armées, l’ordonnateur principal compte autour de lui des ordonnateurs délégués, qui parfois engagent des blocs de dépenses de plusieurs milliards d’euros. Il nous faut donc rendre compte de manière très démocratique et fine de l’utilisation de ces crédits, selon une nouvelle méthodologie de contrôle, ce qui explique le format de cette audition.
Cette année, la parole est tenue pour la courbe des recettes : nous passons de 32,3 milliards d’euros en crédits de paiement (CP) en 2017 à 43,9 milliards d’euros en 2023, soit une augmentation de 36 %. L’augmentation est du même ordre en autorisations d’engagement (AE) : 40,8 milliards d’euros en 2017 et 52,8 milliards d’euros en 2023. Nous ne constatons pas de décalage entre CP et AE, la parole est donc bien tenue.
La première marche de 3 milliards d’euros nous permet de nous positionner dans le concert des nations, même si les comparaisons restent difficiles entre pays de l’Otan. Notre pays dispose de l’arme nucléaire, de territoires d’outre-mer où il doit exercer sa souveraineté et d’une armée d’emploi. Les crédits augmentent dans tous les domaines – heureusement, nous n’avons pas attendu l’Ukraine, ce qui nous distingue.
J’en viens aux grands blocs de dépenses depuis 2018. La modernisation des équipements représente la principale augmentation : elle consomme 41 % des ressources supplémentaires, principalement pour la dissuasion. En 2023, les CP pour les équipements majeurs s’établissent à 8,5 milliards d’euros, soit une augmentation de 5,6 % par rapport à 2022. Les 14,2 milliards d’euros en AE nous permettent de passer commande de 400 véhicules blindés légers Serval, d’une capacité exploratoire pour les fonds marins, de 42 Rafale ou encore de 19 stations navales de communication satellitaire.
Le budget de la dissuasion s’élève à 5,6 milliards d’euros en CP pour 2023, soit une augmentation de 318 millions d’euros, notamment pour moderniser la simulation et rendre intègres et parfaitement sécurisées nos transmissions spécifiques.
Ce budget pour 2023 constitue un pivot vers la nouvelle LPM et tient compte du retour d’expérience du conflit en Ukraine. Le capacitaire avait beaucoup absorbé les crédits nouveaux depuis 2017. En 2023, la répartition sera un peu différente.
Je commence par les ressources humaines. Il n’y a pas d’armée sans soldats, sans leurs familles et sans réservistes : nous proposons 1 500 créations de postes en une année seulement, principalement pour le renseignement et la cybersécurité, contre 500 par an auparavant ; la nouvelle politique de rémunération des militaires (NPRM) suit son cours ; nous intégrons l’augmentation du point d’indice de la fonction publique, qui représente 357 millions d’euros supplémentaires en 2023 ; enfin 180 millions d’euros sont dévolus au plan Famille, sachant que nous voulons coproduire, avec le Sénat, le plan Famille 2, selon une nouvelle méthode, qui associe mieux les collectivités territoriales ; en la matière, l’expertise du Sénat sera précieuse.
La question des munitions et du maintien en condition opérationnelle (MCO) est aussi très importante : sur proposition du chef d’état-major des armées, 5 milliards d’euros supplémentaires sont consacrés au MCO, dont 57 % pour la maintenance de nos capacités aéronautiques. Le budget pour les munitions s’élève à 2 milliards d’euros, soit 500 millions de plus qu’en 2022 ; cela représente une augmentation de 60 % par rapport à 2019. Nous commandons, entre autres, 200 missiles de moyenne portée, 100 missiles Samp/T, 100 missiles air-air Mica ou des bombes air-sol. Voilà du concret, avec un effort majeur de 1,7 milliard d’euros pour les équipements individuels.
En ce qui concerne les infrastructures, une inertie existe entre les milliards votés à Paris et la réalité sur le terrain. Nous en sommes conscients. L’effort est de 2 milliards d’euros en CP, c’est-à-dire en travaux réalisés pour l’année 2023, sachant qu’il faut bien distinguer les infrastructures purement militaires, destinées aux armements, des infrastructures civiles d’hébergement.
Je souligne deux points d’attention, le spatial et le cyber, notamment dans la perspective de la prochaine LPM ; ces deux domaines doivent répondre aux exigences d’innovation et aux problématiques de compétition.
En matière spatiale, nativement duale, nous prévoyons 702 millions d’euros en CP : 10 hubs Syracuse 4 sont programmés, 37 stations tactiques satellitaires ou encore la livraison d’un satellite Syracuse 4.
En matière cyber, les efforts en ressources humaines sont importants. Les enjeux portent aussi bien sur notre territoire que sur notre présence à l’étranger, où la guerre informationnelle nous rappelle aux réalités de la guerre hybride.
L’année 2023 est une année de tuilage pour notre base industrielle et technologique de défense (BITD) et pour nos opérations extérieures, avec un nouvel agenda de présence en Afrique. Les missions de l’Otan montrent qu’il faudra faire preuve de qualités d’adaptation.
L’économie de guerre exige des équipements rapidement disponibles. Au moment où l’armée change, il faut embarquer la BITD avec nous, pour répondre aux exigences de réactivité comme de modernité. Comme les gaullistes ont su le faire dans les années 1950, il nous faut mener une réflexion stratégique d’ampleur, sur notre industrie de défense, sur notre coopération avec nos alliés, sur l’évolution de nos « forces morales », pour reprendre l’expression du Président de la République dans son discours de Brienne, ce qui implique d’envisager les évolutions du service national universel (SNU) et de la réserve et de repenser notre devoir de mémoire. (…)
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