Par Murielle Delaporte –  A peine trois semaines après son entrée en fonction à la tête de la police nationale, le Saint Cyrien et ancien préfet de l’Isère Louis Laugier s’est exprimé le 20 novembre 2024 sur la lutte en matière de narcotrafic lors d’une audition devant la Commission des Lois au Sénat1.

Ainsi que l’a expliqué la présidente de cette commission des Lois et sénateur du Morbihan, Muriel Jourda2, en préliminaire du témoignage du nouveau directeur général de la Police Nationale (DGPN), cette intervention s’inscrivait dans le cadre des travaux préparatoires d’une proposition de loi sur le sujet qui doit être débattue par les Parlementaires en janvier 2025.

Cette proposition de loi est issue des travaux d’une commission d’enquête co-dirigée par Etienne Blanc et Jérôme Durain et créée en novembre 2023 à l’initiative du groupe Les Républicains. Ces travaux ont été rendus publics en mai dernier au travers d’un rapport intitulé « Proposition de loi (procédure accélérée) visant à sortir la France du piège du narcotrafic ».

« Adopté à l’unanimité, », peut-on lire en introduction, « ce rapport a fait le constat d’une véritable submersion de la France par le narcotrafic, non seulement dans les grandes villes mais aussi jusque dans les zones rurales, en passant par des villes moyennes auparavant épargnées par ce phénomène ; il a également mis en lumière une « ubérisation » des trafics reposant sur l’extrême adaptabilité des trafiquants, leur mépris de la loi comme des « petites mains » qu’ils emploient pour leurs basses oeuvres ainsi que sur un usage grandissant de la violence (dont témoignent les 49 victimes de « narchomicides » à Marseille en 2023) et de la corruption. »

La commission d’enquête a également préconisé trente-cinq propositions « répondant à trois axes de réforme majeurs : faire preuve de lucidité sur la nature du narcotrafic et le traiter pour ce qu’il est, une menace pour les intérêts fondamentaux de la nation ; frapper le « haut du spectre » et ne plus limiter la lutte à des opérations d’ordre public de type « place nette » ; structurer enfin l’action des services en charge de la lutte contre le narcotrafic. »3

Ce sont sur cet état des lieux de la menace et sur la pertinence de ces propositions pour lutter contre la criminalité organisée autour du narcotrafic que Louis Laugier était ainsi invité à réagir. Cet article reprend une partie de son argumentation, présentée ici sous forme d’une série de deux parties.

Si le DGPN a partagé le même constat inquiétant que les parlementaires quant à l’explosion d’un « marché en pleine expansion » (partie I), il a souhaité nuancer le jugement un peu sévère du rapport de la Commission d’enquête quant à l’efficacité des solutions apportées au problème (partie II).

 

La “mexicanisation” de la France : un phénomène international en pleine expansion (partie I)

Le directeur général de la Police nationale a reconnu que le narcotrafic était une véritable priorité nationale et a souligné sa convergence d’analyse avec les rapporteurs de la commission d’enquête dédiée à cette question quant à l’état de la menace, lesquels parlent ainsi d’« ubérisation » du narcotrafic avec « des routes (…) qui changent constamment » :

« Sans cesse plus nombreux, les produits stupéfiants sont acheminés par une infinie variété de routes, au gré de l’action répressive des États et des réponses trouvées par les trafiquants. Ces routes se reconfigurent constamment, au gré de la réponse pénale dans certains États ou, au contraire, des opportunités qui s’ouvrent dans certaines zones – l’Afrique de l’Ouest, zone « rebond » du trafic transatlantique de cocaïne, mais aussi, de manière particulièrement préoccupante, nos outre-mer (Antilles, Guyane), victimes du report du trafic partant du Suriname. En résumé, dès qu’une voie se ferme, une autre s’ouvre : comme un flot qui monte inexorablement, le trafic semble toujours trouver un moyen de s’infiltrer. (…)

La mobilité devenue extrême des plus grands trafiquants est le reflet d’une mentalité en profonde évolution : ceux-ci sont, plus encore qu’avant, des opérateurs économiques qui raisonnent en termes de business et adoptent tous les procédés du capitalisme (division du travail, sous-traitance, délocalisations, etc.) – à cette différence près que leurs deux principaux moyens d’action sont la corruption et la violence, parfois extrême. Alors que les procédés utilisés par les cartels sudaméricains et mexicains étaient jusqu’ici inconnus en Europe, l’exemple de la « Mocro Maffia », ce groupe néerlando-marocain responsable de l’assassinat d’un célèbre journaliste néerlandais et d’un avocat, montre que ces organisations, même en Europe, n’hésitent plus à défier l’État. Une véritable « start-stups Nation » : l’ubérisation du trafic Les narcotrafiquants se caractérisent également par une inventivité et une agilité peu communes, une capacité à s’adapter à la répression, à diversifier leurs modes d’action. Ils peuvent d’autant mieux le faire que la rentabilité colossale du trafic leur permet d’assumer des pertes importantes. En somme, ce sont des ultracapitalistes délivrés de la contrainte réglementaire. (…)

[I]dentifier et saisir les avoirs criminels reste une véritable course d’obstacles du fait à la fois de la complexité et de l’opacité des formules utilisées par les trafiquants, là encore très créatifs, et de l’insuffisance des outils juridiques et techniques mis à la disposition des services d’enquête. Il en résulte une décorrélation entre le chiffre d’affaires du narcotrafic et les confiscations : alors que le trafic représente chaque année 3,5 milliards d’euros, en fourchette basse, et qu’il constitue le marché criminel le plus important en valeur dans notre pays, les saisies qui en découlent ne représentent que 14 % du total des saisies opérées par la police et la gendarmerie en 2023, soit à peine 117 millions d’euros. (…) »4

De l’avis de Louis Laugier, La mondialisation des échanges et l’impossibilité de tout vérifier (en particulier dans les ports) font que les criminels ont mis sur pied des « chaînes logistiques très efficaces » venant d’Amérique latine pour la cocaïne, d’Afghanistan pour l’héroïne, du Maroc pour la résine de cannabis et d’Europe pour les drogues de synthèse.

Ce qui rend la situation particulièrement préoccupante est, de son point de vue, les tendances suivantes :

  •  le volume des quantités de drogues circulant : à titre d’exemple, « les saisies de cocaïne sur le territoire ont été multipliées par cinq en dix ans » ;
  • la multiplicité des acteurs non seulement français, mais aussi étrangers avec l’émergence de réseaux notamment « albanais et nigérians » en métropole ;
  • l’accroissement des « violences connexes partout », y compris dans des agglomérations de taille moyenne qui étaient jusqu’à présent épargnées (le DGPN a cependant souligné une réduction de ces dernières passées de 72 incidents au cours du premier semestre 2023 à 43 sur la même période en 2024) ;
  • le rajeunissement des acteurs ;
  • l’augmentation des armes dont disposent les narcotrafiquants.

Louis Laugier a cependant insisté sur le fait que si la France est victime de ce phénomène de façon exponentielle, elle « n’est pas dans une situation singulière », car malheureusement tous les pays occidentaux subissent cette même “gangrénisation” de leur société. D’où l’importance d’opérer « de la cage d’escalier à l’international », c’est-à-dire de privilégier une coopération internationale accrue, ne serait-ce que pour démanteler les montages financiers internationaux permettant aux criminels de réaliser leurs opérations de blanchiment à grande échelle et en toute impunité.

En réponse aux inquiétudes exprimées par le sénateur de Polynésie française, Teva Rohfritsch, lequel a souligné les ravages causés par la drogue de synthèse ICE sur une jeunesse de plus en plus dépendante (10 000 consommateurs) et l’apparition pour la première fois de « règlements de compte sur fond d’Ice », le DGPN a en particulier mis en avant l’intensification des relations avec l’Australie sur ce point. La Polynésie est de fait une plaque tournante pour le transit de cocaïne entre l’Amérique latine et l’Australie, a également souligné le parlementaire polynésien5.

 

Notes & références

1 A propos de Louis Laugier, voir notamment :

2 https://www.senat.fr/senateur/jourda_muriel19447x.html

3 A propos de la Commission d’enquête voir >>> https://www.senat.fr/travaux-parlementaires/structures-temporaires/commissions-denquete/commission-denquete-sur-limpact-du-narcotrafic-en-france-et-les-mesures-a-prendre-pour-y-remedier.html

4 Extraits tirés de la synthèse du rapport de la commission d’enquête du Sénat : « L’essentiel sur …le rapport de la commission d’enquête sur l’impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier » >>> https://www.senat.fr/rap/r23-588-1/r23-588-1-syn.pdf

5 Voir l’intervention du Sénateur Teva Rohfritsch >>> https://videos.senat.fr/video.4854073_673db582270f8?timecode=3716000

 

Photo issue de la vidéo de l’audition du DGPN (ci-dessous) >>> Pour en savoir plus, voir l’audition de Louis Laugier du 20 novembre 2024