Par le LCL (Ret.) Christian Huc – Dès qu’une planification militaire prévoit une opération amphibie suivie d’une présence à terre s’inscrivant dans la durée, la question essentielle repose sur le soutien des forces débarquées et éventuellement sur la relève de ces dernières.
Des plages du débarquement à Gaza : deux exemples de ports artificiels militaires
C’est ainsi qu’au moment de préparer les débarquements sur le continent européen en 1944, les états-majors alliés ont recherché la disponibilité rapide de ports en eaux profondes au plus proche des lieux de débarquement.
- Normandie 1944
S’agissant de la Normandie, Cherbourg fut tout d’abord l’objectif majeur, tandis que Toulon et Marseille avaient été ciblés pour le débarquement en Provence. Une fois prises en compte la présence allemande et les fortifications conséquentes édifiées pouvant retarder la prise du port, essentielle pour la suite de la manœuvre, les choix se sont ainsi portés sur la construction de deux ports artificiels dénommés Mulberry A et B devant les plages d’Omaha Beach et d’Arromanches(1).
Construire un port temporaire ex nihilo n’est pas tâche aisée, en particulier en période de guerre. En effet, il faut d’abord créer, en eaux profondes, un plan d’eau abrité en positionnant des protections et des brise-lames, ce qui est réalisable en coulant une grande quantité de navires. La deuxième tâche concerne les quais de débarquement sur lesquels viendront s’amarrer les bâtiments de transport pour y être déchargés. Pour ce faire, avaient été conçues pour Overlord des plates-formes coulissant sur des chandelles d’acier posées sur le fond marin permettant une stabilité de l’ensemble ainsi qu’une adaptation aux marées. Il fut enfin nécessaire de réaliser des jetées pour relier les quais à la terre ferme normande, ce qui fut fait avec des passerelles métalliques reposant sur des flotteurs en béton. Si le Mulberry B a été largement utilisé de fin juin à l’automne 1944, ce ne fut pas le cas du A qui fut détruit lors de la tempête qui sévit sur les côtes normandes du 19 au 21 juin(2).
- Gaza 2024
Tirant des leçons des exemples de 1944, l’US Army et l’US Navy ont mis sur pied des unités de construction de ports artificiels. A partir de grandes plates-formes flottantes ancrées à proximité des côtes et utilisées comme point de déchargement des navires modernes de type roulier Roro (roll-on / roll-off), des norias d’embarcations de débarquement ont ainsi été organisées. Ces dernières devaient plager sur des jetées métalliques sommaires ancrées sur la côte permettant ainsi aux véhicules chargés de rejoindre la terre ferme. Des exercices de courte durée ont été régulièrement organisés sans rencontrer trop de problèmes, tel celui qui s’est déroulé en 2023 en Australie.
Début 2024 et fort de ce concept, le gouvernement américain a décidé la construction d’un port artificiel sur les côtes de Palestine devant la ville de Gaza pour ravitailler les populations(3 et 4). Après bien des difficultés pour acheminer les matériels du continent américain, les installations ont été réalisées et les opérations humanitaires ont bien fonctionné jusqu’au moment où les conditions météorologiques se sont dégradées, désorganisant la jetée permettant l’accès à la plage et jetant plusieurs embarcations à la côte(5 et 6). Devant les difficultés techniques, le port artificiel de Gaza a été démonté et l’opération annulée définitivement. Des enquêtes sont en cours au sein de l’US Army pour tirer les conclusions de ce que certains ont appelé un fiasco humanitaire et politique(7 et 8).
2025 : la Chine entre en lice avec une nouvelle technique de port artificiel
Le 10 janvier dernier, la publication spécialisée Naval News, à partir d’informations satellitaires, faisait état d’observations selon lesquelles le chantier chinois Guangzou Shipyard construirait de nouvelles barges (trois à cinq), d’un type inconnu jusqu’à présent, et identifiées comme des éléments de port artificiel(9).
Chaque barge disposerait d’une rampe de 120 mètres de long installée sur sa proue lui permettant de débarquer des véhicules sans trop s’approcher des plages et, selon certains, de rejoindre les routes sans passer par les zones difficilement carrossables des sites de débarquement. Largement orientée vers les opérations amphibies potentielles de la Chine vers Taïwan et reprise par la presse anglo-saxonne et asiatique, l’information semblait aller cependant dans le sens voulu par les autorités politiques chinoises(10).
Étudiées de près, ces « barges » se sont révélés être des navires auto-propulsés aux dimensions impressionnantes, surtout s’agissant de la rampe avant, laquelle était supportée par une énorme tour munie de haubans permettant de déployer la longueur inhabituelle de ce véritable « pont-levis ». Sur sa poupe, le navire possédait une autre rampe, plus courte sur laquelle devait se poser les rampes avant des rouliers. La stabilité à la mer de la barge ainsi placée était assurée par au moins quatre pylônes coulissants d’ancrage sur le sol de la zone choisie.
Le 13 mars, Naval News publiait une photo d’un ensemble portuaire artificiel installé sur une plage correspondant en tous points aux images d’artiste fournies jusqu’à présent. On y aperçoit non seulement la barge de plage posée sur ses pylônes avec sa tour à haubans, mais aussi sa longue rampe-pont avant déployée. En revanche, une nouveauté y est visible : derrière la barge de base se trouve également un véritable « train » de barges intermédiaires de plus grande taille (deux sur la photo) également sur pylônes et fixées l’une à l’autre jusqu’à la première permettant l’accès à la plage(11).
Nous avons ici un ensemble fixe de barges reliées l’une à l’autre et fixées au sol à partir duquel peuvent s’amarrer des navires de transport pour faire transiter par leurs propres moyens les véhicules embarqués. Il s’agit donc d’une nouvelle technique de port artificiel temporaire permettant de s’affranchir de la construction d’un plan d’eau abrité, puisque les éléments flottants que sont les barges sont fixés au sol mais aussi de longues jetées qui sont alors réduites aux passerelles installées entre les barges.
Des défis à surmonter, mais un outil de projection ingénieux
Si certains correspondants de presse ont vu dans ce qui reste une expérimentation un moyen supplémentaire d’invasion amphibie de Taïwan, une telle construction demeure un défi majeur en ce qui concerne son installation(12). En effet, elle demande tout d’abord une connaissance parfaite des profondeurs des eaux sur zone ainsi que des sols sur lesquels seront posés les fameux pylônes de fixations permettant la stabilité de l’ensemble(13).
Ensuite, avant que les navires rouliers puissent débarquer leurs véhicules sur les « quais-jetées » ainsi déployés, la durée sera vraisemblablement longue pouvant même dépasser plusieurs journées liées également aux conditions météorologiques, mais aussi à la présence de mines marines comme terrestres. Enfin, dans un conflit, il faudrait être sûr que l’ennemi ne prendra pas pour cible des objectifs aussi clairement visibles avec une tour dont la hauteur peut être estimée à 30 mètres…
On le voit, si un tel ensemble ne peut en rien faciliter un débarquement d’invasion qui devra être réalisé en amont comme en juin 1944, il peut toutefois en assurer le soutien logistique faute de disposer d’un port en eaux profondes. Cependant, il est vraisemblable que de telles installations pourraient plutôt faciliter grandement en mer de Chine méridionale l’occupation rapide d’îles revendiquées par la Chine. Face à une opposition quasiment nulle, l’utilisation temporaire de ports artificiels de ce type permettrait la poursuite sans coup férir d’un plan mûrement réfléchi de présence définitive dans cette véritable mer chinoise dont Pékin ne souhaite pas partager les ressources.
Notes & références
(1) 1944 Le débarquement en Normandie | Chemins de mémoire
(3) 1,000 US troops deploying to build offshore port for Gaza aid (militarytimes.com)
(5) Inside the US plan to get food into Gaza by sea (msn.com)
(6) Images show US military building floating pier for Gaza aid (bbc.com)
(8) Impact of Gaza aid pier to be investigated by Pentagon watchdog (militarytimes.com)
(9) China Suddenly Building Fleet Of Special Barges Suitable For Taiwan Landings – Naval News
(10) Report on China’s New Fleet of Barges Drops Amid Taiwan Invasion Fears – Newsweek
(11) http://www.navalnews.com/naval-news/2025/01/china-suddenly-building-fleet-of-special-barges-suitable-for-taiwan-landings/(avec mise à jour 13 mars en fin)
(13) China Builds 3-5+ Barges at Guangzhou Shipyard for … | DeepNewz
Illustration © Naval News, as published in >>> https://www.navalnews.com/naval-news/2025/01/china-suddenly-building-fleet-of-special-barges-suitable-for-taiwan-landings/