OPS – La France est un pays hanté par son histoire. La notion de puissance, bien souvent confondue avec celle de force, fait rejaillir dans l’inconscient collectif les souffrances associées à la décolonisation. C’est pourquoi la notion de puissance pose problème au pays de Voltaire.
Or, quels enjeux y a-t-il pour la France à demeurer une puissance qui compte dans le concert mondial des nations ? En quoi notre rapport à la puissance importe-t-il pour notre destin collectif ? Et finalement, quelle est la pertinence de cette notion dans un monde où l’impuissance de la puissance (F. Badie) fait chaque jour ses preuves et où ce type de questionnement semble nous renvoyer au temps des nationalismes exacerbés ?
Malgré sa relation difficile avec la notion de puissance, la France se doit de se réconcilier avec cette dernière si elle ne veut pas subir un déclassement conséquent, ce qui appelle en retour un changement majeur des mentalités au sein de notre pays.
Sixième puissance économique mondiale, la France est un pays qui continue de compter dans le concert des Nations. Patrie des droits de l’homme, membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, elle exerce une influence à l’échelle mondiale et peut être qualifiée d’autre pays du soft power après les Etats-Unis. Dotée du second réseau diplomatique mondial, la France demeure un exemple pour nombre de pays que ces derniers soient émergents ou émergés. Dans un monde où prévaut encore l’hyperpuissance américaine, ceci malgré l’émergence de nouveaux rapports de force internationaux, elle s’affirme via un réseau d’alliances complexes aussi bien politique (ONU, UE, OTAN, UPM) qu’économique (OMC, FMI, OCDE). De plus, offrant un des modèles sociaux les plus avancés du monde, notre pays a fait le choix de promouvoir les rapports de droit plutôt que les rapports de force, ce qui participe de son rayonnement planétaire.
Avec une population de 66 millions d’habitants (seconde de l’UE) et la seconde zone économique exclusive (ZEE) maritime mondiale, la France demeure une puissance économique de poids notamment dans les domaines du luxe, du tourisme, de l’agroalimentaire, de l’informatique, des travaux publics, de l’aéronautique, de l’industrie pharmaceutique et automobile. Consacrant 1,5% de son PIB au maintien de son effort de défense, elle conserve une puissance expéditionnaire militaire couvrant le spectre des trois missions définies dans le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale (LBDSN) que sont la dissuasion, la protection et l’intervention. Puissance nucléaire, elle continue de peser au niveau de la géostratégie mondiale par ce biais mais aussi et surtout grâce à sa capacité d’entrer en premier et son élongation stratégique comme en témoigne les récentes interventions que ce soit au niveau de son ancien pré carré (RCI, Mali, RCA, Niger…) ou au Moyen Orient avec l’opération Chammal. Reste que ces marques évidentes de prospérité et de puissance ne doivent pas masquer les difficultés structurelles et conjoncturelles que traverse notre pays.
Profondément affectée par la crise de 2008, la France connaît un déclassement et traverse une crise sociétale qui trouve ses racines dans la nostalgie d’un Etat providence et gendarme omniprésent, d’une difficile adaptation aux enjeux de la globalisation et d’un rapport complexe face à la notion de puissance. Subissant une accélération de sa désindustrialisation (500 000 emplois supprimés entre 2008 et 2016), la France souffre d’un chômage persistant (5,4 millions de chômeurs toutes catégories confondues) et d’un taux de croissance faible (0,5% de croissance moyenne entre 2008 et 2014). Avec une balance commerciale déficitaire de 47,5 milliards d’euros, un déficit budgétaire de 72 milliards d’euros et une dette publique qui dépasse les 95% du PIB, la France connaît un véritable problème de viabilité de son modèle économique alors que des pays comme l’Allemagne et le Royaume-Uni connaissent une période de relance et inverse la courbe du chômage (respectivement 4,5% et 5,6% de la population active fin 2015). De plus, la France est dépendante pour certains approvisionnements énergétiques majeurs comme le pétrole et le gaz ce qui limite son champ d’action dans le domaine de la politique internationale et économique.
Avec 16 millions de salariés du privé devant financer plus de 15 millions de retraités et plus de 5 millions de fonctionnaires, notre pays connaît un problème de gouvernance majeur, les entreprises croulant sous le taux d’imposition et de charges sociales le plus élevé au monde. Par ailleurs, ce dernier peine à s’adapter aux exigences de la globalisation induites par les 3 D que sont la déréglementation des marchés, le décloisonnement mondial des firmes et le démantèlement de l’Etat. Ces difficultés structurelles nous conduisent à constater l’inadaptation de l’Etat stratège français. De fait, ladite inadaptation nous conduit souvent à adopter le point de vue de Berlin en ce qui concerne la politique économique et monétaire européenne et le point de vue des Etats-Unis en ce qui concerne les enjeux diplomatiques mondiaux (Cf. le récent différend sur la question du nucléaire iranien). De toute évidence, la France demeure prisonnière d’un carcan qui ne lui permet pas de relever les défis de la globalisation et de la planétarisation. En effet, il ne suffit pas d’organiser la COP 21 et d’avoir compris que la 3ième révolution industrielle serait celle des énergies renouvelables pour dynamiser notre économie. Dans le même ordre d’idée, même si la France a compris de longue date que le savoir est un enjeu de puissance et qu’une partie de notre avenir se joue dans le domaine de la recherche et développement, force est de constater qu’elle peine à mettre en œuvre l’économie de la connaissance appelée par le Traité de Lisbonne. Là encore, les français souffrent d’une forme de suffisance idéologique et d’un manque patent de réalisme et de pragmatisme.
Notre rapport à la puissance traduit cet état de fait tout entier. Nous souffrons d’avoir été une puissance coloniale et nous nous engluons dans une logique de repentance qui nous fait passer à côté de l’essentiel : la construction de notre vivre ensemble dans une société au modèle d’intégration efficace. Pour demeurer maître de son destin et pouvoir préserver sa capacité à pouvoir ce qu’elle veut, la France doit accepter les exigences, les responsabilités et la complexité induite par la démocratie d’action. Les récentes difficultés rencontrées par le projet de loi portant sur l’adaptation du Code du travail témoignent en ce sens car si nous ne parvenons pas à concilier sécurité et flexibilité de l’emploi nous risquons bien à terme de ne plus avoir de travail à défendre. Le monde ne nous attend pas. Les Etats-Unis, les émergés (BRICS), les émergents (E7, CIVETS) avancent à pas de géant lorsque nous continuons à vivre sur une conception de l’Etat gendarme, régulateur et providentiel dépassé et qui a fait la preuve de ses limites même si la nécessité de son existence demeure bien évidemment mais sous une forme repensée. De nos jours, la puissance ne s’incarne plus seulement en l’Etat mais elle est partagée entre différents acteurs : organisations internationales, organisations non gouvernementales, citoyens engagés, réseaux de créateurs, d’entrepreneurs et d’experts…
C’est pourquoi, nous devons apprendre à nous adapter, sortir d’un culte passéiste et avoir conscience de nos richesses et les valoriser. La France est devenue une économie de services (71% de sa population active) qui accueille plus de 80 millions de touristes par an, c’est une force dont nous devons savoir tirer parti. Cela ne doit pas nous faire oublier que la France est aussi un pays innovant qui se situe au 4ième rang mondial de dépôt de brevets. Nous sommes un pays de créateurs qui ne donnent pas assez d’espace et de place à ceux qui ouvrent de nouvelles voies. Nous condamnons l’excellence à force de conformisme et le même conformisme nous amène à ignorer ceux qui peinent à trouver place dans notre société. A ce titre, il convient de sortir du modèle à fabriquer de l’exclusion. Idéologiquement, nous souhaitons demeurer fidèle à l’un des piliers de notre devise : l’égalité. Egalité de tous devant la Loi, principe noble, vital et nécessaire dans une société de droit. Mais aujourd’hui, hors de ce périmètre, la société française a davantage soif d’équité que d’égalité. L’intérêt général est trop souvent sacrifié sur l’autel des corporatismes et in fine des intérêts particuliers. Il en va de même pour notre modèle de défense. Il nous faut sortir d’une logique dominée par un manque de vision et le court terme qui nous fait aujourd’hui toucher du doigt le seuil au-delà duquel notre défense ne tiendra plus. Les guerres de 4ième génération appellent des soldats d’un nouveau genre qu’il faut le temps de former et nous ne ferons pas face au terrorisme uniquement en renforçant le plan Vigipirate. L’enjeu de défense majeur est et demeure celui de la conquête des cœurs et des esprits au sein même de notre pays. L’heure n’est plus aux hussards noirs et au nationalisme étriqué mais au patriotisme renouvelé dans une politique de sécurité et de défense commune (PSDC) volontariste et engagée. A quand la promotion d’un service civique européen ?
La France n’est déjà plus une grande puissance moyenne (Valéry Giscard d’Estaing) essayons de faire en sorte qu’elle demeure une puissance moyenne à défaut d’en venir à subir un destin contraire à ses aspirations à force de conservatisme et d’enfermement volontaire. Le français est la 9ième langue parlée au monde, c’est un atout ! Classé 22ième pays en terme d’indice de développement humain (IDH) et affecté d’un coefficient de Gini de 0,3% nous ne partons pas avec des handicaps insurmontables. Nous n’avons pas de nation à réunifier comme l’Allemagne, de pays à réconcilier avec lui-même comme l’Afrique du Sud, d’économie à rebâtir comme la Chine l’a fait en l’espace d’une génération… Que notre appétence pour la norme ne nous conduise pas à étouffer le talent, le courage et la liberté et nous serons sauvés !
La France fut bien une puissance globale sous Louis XIV et Napoléon Ier. Ces temps ne sont plus mais continuent de nous hanter collectivement tout comme la période postcoloniale et son cortège de mémoires blessées et globalement refoulées. Nos repères, nos valeurs et nos habitudes sont bousculées par la globalisation de l’économie, l’apparition de nouveaux conflits et la planétarisation des enjeux qui engagent le destin de l’humanité à l’heure de l’anthropocène. Si nous nous enfermons dans un réflexe grégaire de « sur protection », nous ne ferons rien d’autre que de creuser le tombeau de notre pays. Nous sommes dans un nouveau monde qui appelle de nouvelles manières de penser. La chose publique « res publica » est un corps vivant qui sans cesse se renouvelle et se transforme à nous de nous doter d’une forme de penser qui soit à la hauteur du changement à l’œuvre : ne serait-ce finalement pas là faire preuve d’une réelle puissance ?
*** En mémoire de mon père