Par le chef d’escadron Jérôme Guilbert, Officier de la 32e promotion de l’Ecole de guerre – Partie III : vers un retour de la haute intensité
Réconciliation : les enjeux opérationnels actuels, bien compris et assumés par les soutiens interarmées et les chefs logistiques de l’armée de Terre, favorisent un équilibre entre le nécessaire retour de la verticalité du commandement et l’incontournable interdépendance
2023 – ? : retour de la haute-intensité et recherche d’autonomie
En 2023, le modèle « au Contact » cède à nouveau sa place à une autre organisation, l’armée de Terre « de Combat », plus adaptée aux défis de l’hypothèse d’engagement majeur, à laquelle on préfère aujourd’hui le terme d’opération d’envergure, et au combat de haute-intensité, mais aussi plus cohérente avec la nouvelle loi de programmation militaire qui ne prévoit pas d’augmentation significative des effectifs ou des moyens.
Ce modèle abandonne l’idée des commandements en piliers pour adopter une approche matricielle, au sein de laquelle le commandement de l’appui et de la logistique de théâtre (CALT) continue d’assumer un rôle opératif en opérations tout en cherchant à se recentrer sur le soutien d’une composante terrestre apte à l’engagement : la division projetée doit désormais être soutenue par la base de soutien divisionnaire (BSD) commandée par le PCFL, devenu état-major de la brigade logistique (BLOG).
Les DSIA déploient leurs zones fonctionnelles sur la BSD comme autorités de tutelle, le commandeur organique et intégrateur des soutiens étant le chef de la brigade logistique qui conçoit et conduit désormais la manœuvre des soutiens. La BSD devient un échelon tactique de même pied que les brigades interarmes de la division : elle s’inscrit ainsi mieux dans la manœuvre tactique et y est parfaitement intégrée. En 2024, la 1ère Division a commencé à faire apparaître la brigade logistique dans le tableau des rôles de son ordre d’opérations, au même niveau que les brigades interarmes : elle est ainsi parfaitement considérée comme échelon de la manœuvre interarmes du commandeur tactique.
Articulation organique (de temps de paix, ou « au quartier ») et opérationnelle (de temps de guerre, ou « projetée) sont rapprochées. L’appellation même de BSD, plutôt que de bataillon logistique (BATLOG) ou de groupement tactique logistique (GTLOG), permet de mieux situer l’échelon de soutien dans l’articulation de la division. Elle permet de réconcilier le chef tactique avec le « fait soutien », notion perdue depuis la dissociation entre « soutenant » et « soutenu ».
En parallèle, l’hiver 2023 est aussi celui de la création d’un commandement pour les opérations aéroterrestres en Europe (CTE), état-major terrestre ayant vocation à assumer sur ordre et dans une logique de milieu certaines fonctions de niveau opératif en Europe. Elles induisent jusqu’à aujourd’hui et pour l’essentiel des enjeux logistiques interarmées. Moins bien maîtrisées par les autres armées, dont les milieux et les besoins logistiques sont particuliers, ces responsabilités logistiques opératives interarmées sont en grande partie assumées par le CALT, dont le périmètre dépasse alors celui de la composante terrestre. En opération, Il intègre et synchronise également les DSIA, responsables de leur zone fonctionnelle respective au sein d’un unique GSIAT : le Groupement de soutien interarmées de théâtre est le plus haut niveau de la chaîne des soutiens déployés en opérations et dont la responsabilité échoyait auparavant au PCFL.
De l’indépendance à l’interdépendance : un changement de paradigme à prendre en compte
Ainsi, on peut identifier, en cinquante ans, six grandes phases de transformation de l’organisation de la logistique directement liée au changement de contexte géopolitique, politique, budgétaire et, par déclinaison, doctrinal. Elles s’inscrivent dans un système en mouvement, passant de phases ou les forces à soutenir sont plus importantes mais utilisées en réassurance ou en dissuasion à des phases d’engagement plus systématiques mais aux ambitions modérées.
Le soutien de l’armée de Terre doit désormais prendre en compte dans son agencement les interdépendances entre des acteurs distincts, autrefois parfaitement intégrés, et la recherche de cohérence entre l’organique et l’opérationnel.
Avec l’externalisation et la mutualisation, le soutien « pour la composante tactique » (ici, la composante terrestre) ne sera désormais plus le soutien « de la composante ». Cette perte d’autonomie du chef tactique a également provoqué son désintérêt pour un « fait soutien » devenu trop complexe. Il doit se le réapproprier pour mieux l’intégrer dans une manœuvre qui tend elle-même à intégrer d’autres champs et d’autres milieux.
Conclusion : une interdépendance aux effets atténués par le respect des grands principes du C2
Pour l’armée de Terre, les facteurs de transformation exogènes sont liés à l’appréciation de situation stratégique et ses implications tactiques. Cependant, cette dernière, qui devrait par essence n’être rapportée qu’au contexte militaire, dépend de choix organisationnels et budgétaires plus larges, de niveau politique, qui s’appuient ou conditionne le narratif stratégique (par exemple, les « dividendes de la paix »). Ces facteurs exogènes, dans tous les cas, obligent les organisations à s’adapter.
On constate cependant qu’ils ne permettent pas, pour l’armée de Terre, d’inscrire une transformation dans la durée : dans un contexte en perpétuel mouvement, la solution optimale n’est jamais acquise.
- Premièrement, à la guerre, les adversaires cherchent en permanence la rupture organisationnelle ou technique qui provoquera la surprise et lui donnera l’avantage.
- Deuxièmement, l’armée de Terre s’intègre dans une stratégie dont elle n’est pas propriétaire et où le cadre espace-temps de son action est restreint, impermanent.
- Troisièmement, la composante terrestre est soumise à trois risques interdépendants que sont l’essoufflement logistique, l’isolement ou l’éloignement de ses bases.
Là où les théories de supply chain management supposent une forme de linéarité et une solution conceptuelle dans le perfectionnement et l’efficience du modèle logistique, cette singularité de l’armée de Terre peut l’amener à « revenir » sur un modèle ante.
Les effectifs perdus lors de la RGPP ne seront pas retrouvés et la mutualisation des soutiens a aussi montré des avantages, il est alors possible de paraphraser Paul Valéry et considérer, en matière de soutien, qu’il ne s’agit pas de « refaire ce que les autres ont fait, mais de retrouver l’esprit qui a fait ces choses et en fera d’autres en d’autres temps ».
L’esprit, ou les principes, survivent aux évolutions doctrinales, qu’elles proposent un modèle centralisé ou bien déconcentré, des soutiens intégrés au sein des composantes ou bien mutualisés. Pour que les fonctions dites « de contact » (unités d’infanterie, blindées ou aéromobiles) bénéficient d’appuis et de soutien, la chaine de commandement doit être simple et efficace, c’est-à-dire anticipée, décrite, connue, unique, acceptée et assumée.
Ainsi, l’articulation logistique peut évoluer, pourvu qu’elle soit dotée d’une structure de command and control robuste. Autrement dit, plutôt que craindre ces transformations et se désoler de leurs conséquences, on peut s’y adapter en maîtrisant la question du C2 logistique, et en étant capable de la faire évoluer, de façon dépassionnée et rationnelle.
Photo : manoeuvre de franchissement du Vistule pendant l’exercice Dragon 24 © A.Thomas-Trophime, armée de Terre, Pologne, mars 2024 >>> https://www.defense.gouv.fr/terre/actualites/larmee-terre-pologne-lexercice-dragon-24