(Propos recueillis par Murielle Delaporte) – Entretien avec le Général d’armée aérienne André Lanata, Chef d’état-major de l’armée de l’Air

*** Cet article a été publié dans notre dernier numéro d’Opérationnels 35/36, paru en juin dernier (Voir le PDF >>> OPS 35 36 interview CEMAA)

Dès le début de sa prise de fonction comme Chef d’état-major de l’armée de l’Air en septembre 2015, le Général Lanata avait souligné les grands défis auxquels l’armée de l’Air française devait faire face, parmi lesquels le devoir de préserver l’« épaisseur opérationnelle » de cette dernière en assurant la régénération des hommes et des matériels d’une part, la nécessité d’éviter le risque de « déclassement » face à la double-évolution de la menace et des investissements de nos alliés dans le domaine aéronautique d’autre part.

Dans l’article ci-dessous, le Général Lanata fait le bilan de ses deux ans de commandement, en soulignant que l’armée de l’Air fut systématiquement au rendez-vous des opérations et de la défense des Français malgré un contexte d’engagement bien supérieur à ce que prévoyait initialement le contrat opérationnel, ainsi qu’à celui de la transformation et de l’optimisation des moyens mis en œuvre. A ses yeux, le défi demeurant pour l’avenir – c’est-à-dire maintenant – est de ne pas rater le rendez-vous de la modernisation pour que l’armée de l’Air puisse non seulement préserver cet acquis, mais continuer à servir les ambitions de la France sur la scène internationale, à commencer par la pérennisation de sa crédibilité et de sa politique de dissuasion.

 

Au rendez-vous des opérations : adapter le dispositif en permanence

En essayant de prendre un peu de distance sur cet exercice de commandement qui est le mien depuis 2015, la première chose qui me frappe est que j’ai l’impression que c’était hier, tant le rythme est soutenu. Il n’est ainsi pas si aisé de prendre du recul dans un environnement aussi dense et intense sur le plan opérationnel.

Le deuxième aspect est une forme de « satisfecit ». J’ai en effet la faiblesse de penser que nous avons  été présents au rendez-vous le plus important vis-à-vis de la France et des Français, à savoir celui de nos opérations. Ces dernières n’ont cessé de s’étendre pendant ces derniers mois, mais nous avons toujours su y répondre malgré beaucoup de difficultés. Que ce soit à l’extérieur ou à l’intérieur de nos frontières, nos forces demeurent bien préparées, ainsi que l’a récemment démontré la riposte au terroriste par les aviateurs patrouillant à l’aéroport d’Orly dans le cadre de l’opération Sentinelle.

Si nous énumérons l’ensemble des missions sur lesquelles nous sommes engagés aujourd’hui – de la protection de l’espace aérien national jusqu’á la campagne aérienne au Levant, de l’engagement au Sahel jusqu’aux mesures de réassurance à l’Est de l’Europe, de la poursuite de la modernisation de la composante aéroportée de la dissuasion à la lutte anti-drone, de Sentinelle à la surveillance spatiale, du soutien humanitaire dans le Pacifique aux missions de présence dans nos territoires d’Outremer, des EVASAN (évacuations sanitaires) en Guyane jusqu’à l’aide aux populations sur le territoire national lorsque nécessaire, comme par exemple l’ouverture d’une base aérienne au profit de l’association France Transplant -,  la conclusion que je fais est la suivante : si nous n’avions pas un vaste spectre de capacités, nous ne pourrions pas répondre à ces sollicitations de par leur volume et leur diversité. C’est tout simplement mécanique …

Bien sûr, le poids de Sentinelle pour l’armée de l’Air est relativement  modeste en termes de volumes engagés par rapport à celui de l’armée de Terre[1]. Mais il s’ajoute à l’effort très conséquent que nous devons fournir simultanément pour le renforcement de la sécurité et de la protection de nos emprises, lesquelles hébergent des équipements sensibles . Sur certains évènements particuliers, il peut également nous arriver de renforcer le dispositif de sureté aérienne, qui couvre de façon homogène l’ensemble du territoire national H24/365 jours par an, par des dispositifs spécifiques supplémentaires  (défense sol air, lutte anti-drones,  gué à vue,  drones de surveillance, etc)  : ce fut le cas par exemple de l’Eurofoot en 2016. Nous adaptons en permanence la configuration de nos dispositifs aux besoins de protection particuliers et à l’évolution de la menace, la lutte anti-drones constituant par exemple une nouvelle dimension à intégrer depuis quelques temps.

Conjointement à ce fort engagement en opération à l’intérieur et à l’extérieur de nos frontières, nous avons répondu en parallèle à d’importantes missions de soutien à l’exportation (Soutex) du Rafale : cela fait ainsi plusieurs mois que nous appuyons des pays ayant fait le choix de la France dans leur aviation de chasse, ce qui représente pour nous une exigence et une chance. Nous faisons donc le nécessaire pour les aider dans la prise de compétence sur le Rafale, car nous savons qu’en faisant ce choix, ils acquièrent non seulement un équipement très performant sur le plan technologique, résultat des performances de notre industrie de défense, mais  viennent aussi chercher nos savoir-faire opérationnels dans le cadre de la construction d’un partenariat plus large.

Nous avons enfin été au rendez-vous d’une transformation exigeante et qui se poursuit : jusqu’à très récemment, cette transformation consistait principalement à garantir l’optimisation de notre dispositif pour s’inscrire dans l’enveloppe budgétaire qui nous était allouée dans le cadre de la Loi de programmation militaire. Il faut avoir conscience des contraintes et des conséquences que les fermetures de bases, les réorganisations d’unités successives, le déplacement des familles ont induit et c’est pour cette raison que l’objectif du plan de transformation de l’armée de l’Air a été de faire en sorte que son évolution ne se cantonne pas à une simple réduction du dispositif. La contrepartie des efforts importants qui ont été demandés aux personnels de l’armée de l’Air est donc sa modernisation.

 

Au rendez-vous de la transformation : un état d’esprit

Il s’agit bien en effet de rétablir et garantir la cohérence de notre modèle d’armée dans la durée, d’accueillir de nouvelles capacités, de réformer les organisations et les processus pour être plus performants, de faire preuve d’innovation et de chercher une nouvelle voie.

Au cours de ces deux dernières années, nous avons accueilli l’A400M, mais aussi le Reaper[2] ; nous allons recevoir notre premier C130J cette année et  nous nous apprêtons à accueillir les MRTT… Tout cela est très concret et il est clair que la Transformation ne se réduit pas uniquement à des réductions et des optimisations, mais qu’elle comprend la modernisation en cours et qu’elle se traduit directement sur le terrain.

La difficulté fut cependant de tout faire en même temps : la transformation n’est pas une option, si nous voulons conserver un regard positif sur notre avenir. Aussi, pour tout mener de front face à des sollicitations croissantes en opération, la seule solution a consisté à mettre en mouvement l’institution pour chercher des solutions. La transformation s’avère en fin de compte   davantage un état d’esprit qu’une somme de projets technocratiques : les projets se déroulent, mais  l’important est précisément l’état d’esprit dans lequel on cherche à inscrire l’ensemble du personnel.

Si je devais me projeter un peu en arrière sur ces deux dernières années,  voilà donc le premier bilan que je ferais, mais en soulignant un point essentiel, à savoir que notre dispositif est en train de s’user dans la mesure où,  tout simplement, il n’a pas été conçu pour répondre à un tel niveau de charge. Nous nous sommes peu à peu écartés des hypothèses de départ sur lesquelles nous étions partis dans la Loi de programmation militaire (LPM). Il ne faut donc pas s’étonner qu’à l’arrivée il y ait des retards à la modernisation, des infrastructures et des flottes vieillissantes, ou encore  un entraînement qui n’est pas à la hauteur en termes quantitatifs. Nous sommes obligés de faire des choix. Mais à force d’usure, et si nous n’y prenons pas garde, en attendant trop longtemps, nous allons irrémédiablement dégrader nos capacités. Cela n’arrivera pas immédiatement dans la mesure où nous avons encore une structure de forces cohérente et un modèle d’armée complet, et ce, d’autant plus que des dispositions ont été prises dans le cadre de la modernisation de la LPM en 2016 pour essayer d’amortir les conséquences de cette évolution. Mais nous observons déjà le résultat de cette dégradation dans des domaines très concrets. J’en citerai trois en priorité : l’entraînement de nos jeunes pilotes de chasse, l’état de notre flotte de ravitaillement en vol, un manque d’effectifs dans certains domaines très spécifiques.

  • Tensions sur l’aviation de chasse

Face aux opérations et au soutien export, nous prenons du retard dans l’entraînement des jeunes équipages, car il n’y a pas assez d’heures de vol pour tout faire. Lorsque l’on fait cela, on hypothèque d’une certaine façon l’avenir, puisque, plus ce retard s’accumule, plus on aura de difficultés à le rattraper, mais surtout, plus on affecte la capacité opérationnelle de l’armée de l’Air.

Pour rétablir l’équilibre, car une telle situation ne peut pas s’éterniser au-delà d’un an ou deux,  il faut que nous soyons en mesure de produire davantage d’heures de vol, ce qui doit se traduire par une augmentation globale de l’activité aérienne et donc du format, soit davantage d’avions, mais aussi de mécaniciens et d’équipages.

Nous étions partis d’une situation en 2013 où la moyenne d’heures de vol était de 145 heures par pilote et par an.  Nous sommes remontés à 165 heures aujourd’hui grâce aux efforts réalisés en interne en termes de maintien en condition opérationnelle et de restructuration. Notre objectif est d’atteindre une moyenne de 180 heures par pilote et par an en 2019.

La difficulté que nous devons gérer actuellement est que cette moyenne de 165 heures est non seulement insuffisante, mais cache des déséquilibres internes, dans la mesure où certains pilotes expérimentés dont nous avons besoin en opération peuvent faire jusqu’à trois détachements sur Chammal dans l’année et cumuler 240 heures de vol à enveloppe constante. A l’inverse, les jeunes pilotes, qui ont le plus besoin d’heures de vol, mais qui ne peuvent pas être envoyés en OPEX, constituent, en particulier sur Rafale, le maillon faible de notre organisation. Ils sont donc ma priorité. L’augmentation du format dans son ensemble s’avère ainsi nécessaire pour résoudre ce problème structurel, car pour qu’un jeune puisse voler, il faut aussi un encadrant, lequel se trouve aujourd’hui  la plupart du temps déployé sur un théâtre extérieur.

 

  • Tensions sur la flotte de ravitailleurs

La situation est différente de celle de l’aviation de chasse, l’âge de la flotte étant ici en cause. Nous sommes au bout de la logique d’allongement du cycle de vie des C135, qui avaient été commandés par le Général de Gaulle entre 1963 et 1965. Nous avons à ce stade du mal à maîtriser certains faits techniques et il faudrait accélérer la livraison de la nouvelle génération de ravitailleurs, les MRTT, de façon à limiter les risques de la transition. Aujourd’hui nos opérations reposent en majeure partie sur le soutien des alliés. Les enjeux sont les missions de l’aviation de chasse, qui ne peuvent se faire sans ravitailleurs et grâce auxquels nous pouvons nous projeter aux quatre coins du monde.  Des ravitailleurs dépend donc la mobilité stratégique et tactique de nos forces armées,  au même titre d’ailleurs que notre flotte de transport, mais celle-ci est en cours d’amélioration grâce aux dispositions que nous avons prises ces dernières années pour accroître le taux de disponibilité de l’A400M et du C130H et avec l’arrivée cette année du premier C130J.

  • Tensions RH

Nous avons fourni des efforts considérables pour être au rendez-vous des opérations en multipliant les mesures en interne :

  • pour améliorer la logistique afin de déployer quatre bases aériennes à l’extérieur de nos frontières, alors que les contrats opérationnels n’en prévoyaient qu’une ;
  • pour optimiser la maintenance des Mirage 2000 et des Rafale, en particulier ceux déployés en Jordanie, dont la consommation en potentiel est quatre à cinq fois supérieure à celle prévalant en métropole ;
  • pour produire davantage d’heures de vol.

Des efforts qui reposent sur la qualité de  nos ressources humaines : celle du soldat aviateur français, qui est remarquable, et  qui est à l’origine de ce succès. Il est responsable, il est généreux,  il s’adapte et cela n’a pas de prix… Nous nous sommes battus pour tenir la ligne, mais cela a un coût, qui se traduit par cet épuisement progressif.

Les ressources humaines représentent de fait notre plus grande fragilité pour les mois et les années à venir. Nous sommes allés trop loin dans la déflation d’effectifs et sur le plan qualitatif, tandis que nous devons faire attention à la fidélisation de nos cadres, dont dépend également la formation des plus jeunes.Et lorsque beaucoup de tensions s’exercent, le risque est qu’un phénomène de lassitude s’installe. Nombre d’armées étrangères sont bien équipées, mais peu savent aussi déployer autant de savoir-faire opérationnels que nos aviateurs, dont les compétences sont régulièrement louées par nos alliés. Les ressources humaines sont donc la pépite que nous devons préserver avant tout, en veillant à ce que l’« écosystème RH » de l’armée de l’Air reste à l’équilibre.

L’exemple le plus parlant est celui des forces de sécurité et de protection de l’armée de l’Air, spécialité qui a été mise assez rapidement sous tension, dans la mesure où le contexte sécuritaire sur le territoire national nous a contraint à renforcer considérablement la protection de nos emprises. Nous avons dû revenir sur le choix d’externalisation qui avait été décidé à une époque de moindre menace et avons créé un centre dédié à la formation des fusiliers commandos, le Centre d’entraînement et de préparation opérationnelle des combattants de l’armée de l’Air (CPOCAA). Situé à Orange, ce nouveau centre est le creuset de la formation commando, mais aussi des personnels de l’armée de l’Air devant servir pour Sentinelle et pour la sécurité protection. Cette initiative a recréé un dynamisme et a envoyé un signal positif à la communauté des Commandos de l’Air.

Nous avons par ailleurs cherché à revaloriser les spécialités, dont celle des fusiliers commandos mais pas uniquement, en cherchant leurs équivalences dans le secteur civil, de façon à faciliter les reconversions ; nous avons également revalorisé les primes, notamment pour les mécaniciens avions, autre spécialité sous tension, tout comme celle des contrôleurs aériens. A noter qu’en ce qui concerne les mécaniciens, nous nous efforçons de rétablir le lien qui les unissait traditionnellement aux escadrons de personnel navigant en les projetant ensemble en OPEX et en créant des activités de cohésion, mais j’estime que cela ne suffit pas.

Il faut d’une façon générale aller plus loin et augmenter les effectifs dans certains secteurs. La caractéristique RH de l’armée de l’Air est d’avoir besoin de spécialistes pointus, mais en petit nombre. Hormis en ce qui concerne les fusiliers commandos, ce ne sont donc pas de gros bataillons dont nous avons besoin. Mais la difficulté est que nous avons besoin de temps pour les former, alors que les sollicitations continuent de croître et que les besoins sont pressants , comme par exemple les systèmes d’information, le renseignement, ou encore l’interprétation photos, les flux d’images à traiter à mesure que nous accueillons de nouvelles capacités (drones ; ISR – « Intelligence, Surveillance, Reconnaissance » – légers) s’avérant de plus en plus demandeurs en effectifs. De même l’augmentation des opérations a mis un terme à la tentative de mutualisation de personnels venant d’unités de combat et de centres de conduite et de commandement des opérations, lesquels ont besoin de davantage de ressources dédiées.

Il faut donc remuscler l’armée de l’Air, car nous sommes dans une course d’endurance pour mener dans la durée des opérations caractérisées par leur dureté, intensité, simultanéité et diversité… Dans un deuxième temps, il faudra adapter les formats en fonction du contrat opérationnel et du niveau d’ambition de la France au regard des OPEX. Il faudra de toutes façons recompléter les capacités de l’armée de l’air à hauteur de ce niveau d’ambition tant en RH qu’en format de matériels.

 

Au rendez-vous de la modernisation : changer de logique

Si nous nous concentrons actuellement sur les dispositions à prendre pour boucler le dispositif et le rehausser au niveau des opérations qui nous sont demandées, il ne faut pas faire abstraction d’un enjeu considérable pour l’armée de l’Air, à savoir : comment modernisons-nous et faisons-nous face au risque de déclassement ?

Nos espaces aériens sont  en effet de plus en plus contestés au travers des manifestations de puissance de grands états ou du déploiement de systèmes de défense aérienne de dernière génération sur certains théâtres (Syrie, Iran, Algérie) : pouvoir continuer à opérer dans des espaces aériens est une préoccupation constante de l’aviateur que je suis. Il faut être capable de pénétrer ces derniers pour pouvoir y réaliser des opérations aériennes, mais pas seulement, puisque si l’espace aérien est contesté, il ne peut pas non plus y avoir d’opérations terrestres ou maritimes. Une réflexion est notamment nécessaire pour nous doter de capacités de dernière génération en matière de suppression des défenses anti-aériennes ennemies.

Parallèlement nos partenaires se modernisent rapidement avec l’entrée en service du F35 depuis plusieurs années aux Etats-Unis et maintenant chez la plupart de nos partenaires européens. Nous devons donc engager une modernisation de notre système de combat aérien afin de rester à parité de cette démarche et conserver notre statut de grande puissance. Dans cet esprit, je demeure convaincu que l’axe prioritaire de modernisation consiste à travailler davantage sur la connectivité : il faut donc d’abord réfléchir à l’architecture des systèmes de combat avant d’aborder la performance intrinsèque de chacune des plateformes, dont nous essayerions a posteriori de garantir la connectivité entre elles. Nous avons intérêt à réfléchir d’emblée sur la connectivité et  l’optimisation du système global  dans son ensemble au lieu d’empiler les performances de chacune des plateformes, en considérant que la  performance globale n’est pas la somme des performances. C’est bien l’optimisation du système qui va conduire à l’efficacité et non pas l’optimisation de chacune des plateformes.

Il faut donc changer de logique et penser les systèmes dans des logiques d’engagements, qui sont de plus en plus connectés, ainsi que le F35 le démontre. De ce point de vue,  les plateformes qui disposent d’une certaine permanence dans notre dispositif ont vocation à jouer un rôle particulier. La permanence permet en effet d’organiser les flux d’information plus facilement que des plateformes qui disposent de moins d’autonomie. Articuler la réflexion à partir des plots les plus permanents de notre dispositif de combat aérien me semble être le bon point de départ :

  • le tanker (avion de ravitaillement peut ainsi apporter une réponse, puisqu’il est forcément sur zone pour accompagner les chasseurs et a la capacité d’hébergement de moyens de transmission puissants ;
  • autre pion permanent qu’il me semble utile de considérer, le drone de surveillance a une autonomie de 24 à 48 heures et peut être relayé.  On peut envisager d’autres solutions, les drones stratosphériques par exemple, pour organiser cette architecture, mais pour moi, c’est cela la solution.

Si je parle de connectivité, c’est pour renforcer l’efficacité de notre dispositif en faisant davantage collaborer les plateformes entre elles. Nous sommes aujourd’hui conscients de la multiplication des effets qu’apporte une plus grande collaboration des plateformes entre elles, tout simplement grâce au brassage plus rapide des informations ; elles peuvent également collaborer pour la mise en œuvre de systèmes de brouillage, ou encore pour traiter des cibles plus discrètes… Il est clair que nous ne sommes pas encore au bout de l’exploitation que nous pouvons avoir d’une meilleure utilisation des technologies de l’information et de la communication dans le domaine du combat aérien, et nous voyons bien qu’il y a encore des marges à exploiter.

Le passage du Rafale au standard 4 est une décision qui va dans le bon sens de ce point de vue,  mais qui ne suffira pas, car il n’interviendra qu’en 2025 lorsque le F35 aura été utilisé depuis huit ans par nos partenaires européens. Globalement, nous prenons donc du retard, mais nous pouvons mener cette modernisation avec notre industrie de défense en nouant des partenariats. Nous avons la chance de disposer de la base technologique nous permettant de progresser dans ce domaine : il faut maintenant que nous nous mettions en ordre de bataille, que nous prenions conscience de l’enjeu, et que nous avancions sur cette modernisation, laquelle devra intégrer ce qui constitue la pierre angulaire du dispositif de l’armée de l’Air, à savoir la composante aéroportée de la dissuasion.

C’est en effet autour de cette pierre d’angle que va s’organiser la modernisation de notre flotte de combat, si le choix politique de pérenniser cette composante se confirme. C’est le point de départ de la réflexion autour de laquelle tourneront les choix qui seront faits. Mais ce n’est pas le seul, puisque cette modernisation ne concerne pas uniquement l’aviation de chasse, dès lors que l’on considère que c’est l’ensemble du système qui produit les effets.  Pour en être convaincu, il suffit de regarder comment se passe nos opérations au Sahel aujourd’hui : c’est bien la combinaison de tous nos moyens 3D  – chasse, tankers, transport, hélicoptères de combat, drones – qui apporte la réponse et permet de concentrer les efforts dans des fenêtres d’espace et de temps très étroites, parce que nous avons affaire à des ennemis fugaces. C’est bien le système qui produit la réponse et non pas l’avion tout seul : ce dernier n’a aucune chance d’y arriver, car il va lui manquer l’information, la détection, la cible… Cette idée du système dans son ensemble qui apporte la solution est ainsi déjà une réalité aujourd’hui  et je suis persuadé que ce sera davantage le cas demain.

Si je considère le drone comme un point nodal de notre système de combat aérien futur,  c’est qu’il faut comprendre qu’il est bien plus qu’un simple moyen de surveillance :  c’est en réalité un outil qui permet aussi de coordonner l’emploi des moyens de la troisième dimension, puisqu’il offre cette vision globale permettant de désigner des cibles au laser, de garantir le relai radio sur les zones qui sont très étendues et d’organiser le travail de différents moyens aériens, qu’il s’agisse des chasseurs ou des hélicoptères de combat.  Le problème des drones est qu’il s’agit d’une capacité addictive que tout le monde réclame. Très sollicités, les drones peuvent faire des séquences de plusieurs semaines au même endroit, ce qui veut dire que les équipages doivent sans cesse se relayer pour garantir une telle permanence. Le drone est donc, lui aussi, très demandeur en RH. Non seulement il faut des opérateurs systèmes d’armes et des pilotes, mais il faut assurer l’analyse renseignement,  laquelle se déroule bien souvent en temps réel.  La montée en puissance de nos capacités sur les drones MALE en France se heurte là encore à un problème de RH, sachant qu’un équipage de drones est constitué de quatre personnes. Il faut les former et dès que nous en avons : direction Niamey…

En termes de formation, le choix de la filière définitive n’est pas encore arrêté. Pour le moment nous testons différentes solutions en vue de soutenir cette capacité de manière optimale (pilotes de chasse ; équipages à peine sortis de l’école ; etc).  Au départ, nous étions partis sur l’idée de n’employer que des pilotes qualifiés avec une certaine ancienneté, mais nous nous sommes rapidement rendu compte que cette solution n’était pas tenable à terme. Je ne sais pas s’il faudra créer une spécialité drone « per se », mais ce qui est sûr est que certaines populations vont être relativement proches, à savoir les opérateurs d’ISR légers et les opérateurs de drones. Nous aurons peut-être intérêt à rapprocher ces deux écosystèmes en les co-localisant de façon à créer des synergies entre eux, dans la mesure où les besoins en personnels de renseignement seront les mêmes et où le fait de pouvoir voler pourrait constituer un facteur de motivation supplémentaire pour les pilotes de drones. Ces réflexions n’ont pas encore abouti, car nous n’avons pas encore accueilli notre capacité ISR légers[3] et nous devons faire notre expérience dans ce domaine en analysant le meilleur réglage en matière de RH au travers du filtre du stationnement et de l’optimisation de l’emploi de ces deux ressources.

En ce qui concerne à l’inverse la lutte anti-drone, je crois, comme dans le domaine de la défense aérienne, à l’empilement des couches de défense.  C’est le même concept, selon lequel nous combinons des moyens de détection, de brouillage, de neutralisation physique, des gués a vue, etc. Par principe, chaque couche de défense est perméable, dans la mesure où le risque zéro n’existe pas, mais en empilant les couches, la tâche de l’adversaire se complique considérablement.

Idem  en matière de cyberdéfense, domaine que nous partageons avec l’Etat-major des armées où nous faisons des efforts très importants afin de garantir l’intégrité des systèmes de commandement et des systèmes d’armes de l’armée de l’Air.

Nous nous trouvons donc au milieu d’une transformation lourde, compliquée par le fait que nous devons tout renforcer en même temps : renseignement, protection, cyberdéfense, maintien en condition opérationnelle, etc, sous peine de risquer un déclassement par rapport aux puissances adverses et perdre notre crédibilité en matière de dissuasion.

Au rendez-vous des Grandes Puissances : une question de crédibilité

Lorsque l’on fait le schéma logique de l’ensemble de ce qu’il faut pour être au rendez-vous et être certains d’arriver au niveau de crédibilité qu’exige le concept de dissuasion, crédibilité sans laquelle on ne dissuade personne, nous n’avons pas d’autre choix que d’être au meilleur niveau. Lorsque l’on fait la liste de tout ce qui est nécessaire pour ce faire, on retrouve l’ensemble des briques technologies élémentaires qui fonde le système de combat aérien futur. C’est en ce sens que notre politique de dissuasion nucléaire tire vers le haut l’ensemble de notre dispositif. C’est valable sur le volet équipement, mais aussi au niveau opérationnel où la même exigence est requise, puisque cette crédibilité n’est pas que technologique, et ce, indépendamment de la crédibilité politique considérée comme acquise.

C’est ainsi qu’en plus des opérations, nous avons dû mener de front la transition sur la dissuasion, laquelle s’opère normalement : nous avons déjà engagé le remplacement des Mirage 2000N, qui seront retirés du service en septembre 2018, par les Rafale, avec l’ouverture en septembre prochain du deuxième escadron nucléaire sur Rafale à Saint-Dizier. Une transition s’opère au moment où je vous parle entre les 2000N d’Istres et les Rafale de Saint Dizier[4]. Nous venons donc de commencer la modernisation de la composante aéroportée de la dissuasion, le second volet étant l’arrivée du MRTT Phœnix en 2018. Nous disposerons alors d’un couple complètement modernisé, tandis que nous avons lancé une réflexion sur l’après- ASMPA dans le cadre des travaux sur le système de combat aérien futur. Je suis convaincu que la composante aéroportée de la dissuasion tire considérablement vers le haut non seulement le niveau d’exigence sur la posture de l’armée de l’Air, mais aussi de très nombreuses technologies irrigant ce dernier : contre-mesures, renseignement, missiles, armements, systèmes d’arme, discrétion, etc. Si l’on prend la liste des technologies qui tirent le nucléaire, on retrouve de fait quasiment l’ossature du système de combat aérien futur, parce que dans les deux cas, il faut connaître la menace ; pour cela il faut des moyens de renseignement, donc des satellites et des moyens d’écoute ; il faut savoir programmer nos contre-mesures ; etc : ce sont les mêmes logiques.

Si nous ne savons pas démontrer nos savoir-faire, un éventuel adversaire pourra avoir des doutes sur la réalité de nos capacités et, dans ce cas, nous ne dissuadons personne. Avec la dissuasion la demi-mesure ne peut pas exister. S’il y a le moindre doute sur notre niveau, il n’y a plus de dissuasion. C’est pour cette raison qu’à mon sens, la dissuasion est fondamentale, et ce d’autant plus que c’est la complémentarité entre les deux composantes – nucléaire et conventionnelle – qui participe de cette crédibilité. On résume souvent la dissuasion à un débat entre composantes ou  sur les armements nucléaires, or le vrai sujet est le suivant : « est-ce que je veux que quiconque sur cette planète soit convaincu de la robustesse de notre dispositif et de notre volonté ? » L’adossement des deux composantes de façon indissociable pour produire des effets déterminants participe de cette détermination et de la solidité du concept, chacune des deux composantes ayant autant besoin l’une de l’autre.

C’est  pour cette raison, qu’à niveau égal de missions, il faut maintenir ce spectre complet de capacités et de savoir-faire, que peu de nations sont capables d’entretenir, car c’est ce qui constitue la cohérence de notre dispositif, même si nous avons conscience de certaines fragilités. Il nous faut prendre garde à conserver cet éventail de compétences qui est un atout pour la France. Je ne le dis pas par réflexe corporatiste, mais c’est ce qui, au final, donne à la France son statut de grande puissance.

Outre le fait que, du Levant à Sentinelle, notre posture aérienne participe à la sécurité de la France et des Français,  elle permet ainsi également à notre pays de peser sur la scène internationale, ce qui me paraît un facteur aujourd’hui essentiel.

Des exercices aux opérations aériennes :

une coopération interalliés incontournable

 

Des exercices : le cas de l’exercice trilatéral

Il s’agit là, en premier lieu, d’un entraînement de très haut niveau avec ce qui se fait de mieux en matière d’aviation de chasse sur la planète. Et j’ai la faiblesse de croire que si nous y participons, cela tient aussi à la valeur de nos équipages. Que les Américains, les Anglais et les Français décident de continuer à s’entraîner ensemble dans des scénarios de très haute intensité pour chercher des réponses face à cette contestation actuelle des espaces et des moyens aériens constitue déjà en soi un signal significatif qu’il convient de souligner.

Cet exercice est un succès non seulement parce que trois armées de haut niveau s’entraînent ensemble, mais aussi par ce que nous en tirons des enseignements nous permettant de faire face à différents types de situations d’une part, de travailler sur l’interopérabilité entre flottes de générations différentes d’autre part. C’est un sujet à part entière, en ce sens que  les appareils de cinquième génération qui rentrent en service aujourd’hui exploitent des moyens de transmission également de nouvelle génération[5], alors que nous devons être en mesure de travailler ensemble dans l’espace aérien et dans le cadre des opérations aériennes. Il s’agit donc d’un enjeu pour nous, mais aussi pour les nations ayant choisi de s’équiper avec du F35 et qui doivent de la même manière mettre en œuvre des flottes de générations différentes. C’est pour cela aussi qu’il est important de prendre part à des exercices comme la « Trilateral Exercise Initiative » (TEI) organisée en Virginie aux Etats-Unis en avril dernier.

Mais, troisième point, il faut bien voir que cet exercice ne représente qu’un des éléments d’une initiative stratégique plus large entre nos trois armées de l’Air (d’où son nom), établie au niveau des trois chefs d’état-major pour progresser dans le domaine du système de combat aérien futur. Différents groupes de travail réfléchissent ainsi sur les systèmes de commandement et contrôle, sur l’interopérabilité, sur la formation des ressources humaines, le nombre de pilotes dont nous aurons besoin demain, comment mieux les former, etc. Nous réfléchissons ensemble à l’avenir avec des approches complémentaires : nous avons en effet chacun nos méthodes et nous sommes bien évidemment différents, mais ce que je constate est que le savoir-faire des pilotes  français est apprécié et intéresse nos homologues.

… aux opérations : le cas de Chammal

Dans le cas de notre opération Chammal,  il s’agit de la participation française dans le cadre d’une coalition pilotée par les Etats-Unis, dont la dimension aérienne, commandée par un CAOC (« Combined Air Operations Center ») situé à Al Udeid au Qatar, est importante.  Les besoins en missions sont brassés par un C2 (« Command and Control»), lequel va ensuite redistribuer ces dernières aux forces aériennes disponibles sur le théâtre. Il n’y a pas de missions réservées à l’un ou à l’autre, mais cette répartition s’effectue en fonction des besoins particuliers et des moyens que l’on est capables de mettre à disposition. Il nous est ainsi arrivé, comme à nos alliés, de fournir des efforts particulièrement soutenus – des « surges »[6] -,  au cours desquels nous produisons plus de sorties que d’autres.

Ces sorties s’insèrent dans un plan de campagne aérienne contribuant à la stratégie d’ensemble de la manœuvre militaire. Pour le moment, nous faisons effort simultanément en Irak, pour soutenir la libération de Mosul,  et en Syrie, où nous préparons le terrain. Une grande partie de cette campagne aérienne consiste en effet à appuyer les forces au sol pour les aider à reconquérir du terrain, donc des missions de  CA (« Close Air Support ») accompagnées de missions de neutralisation dans la profondeur que seules les forces aériennes peuvent faire pour anéantir le potentiel militaire de Daech. Pour ces missions dites d’AI (« Air Interdiction »), la coalition planifie des attaques d’ampleur (ce que l’on appelle des COMAO pour « Combined Air Operations») avec un grand nombre d’avions de nationalités différentes, au cours desquelles nous pouvons agir soit comme chef de cette mission, soit comme avion équipier, soit sur un même objectif de façons simultanée, soit ensemble sur plusieurs objectifs. Les zones et fenêtres des missions CAS sont également planifiées au Qatar, mais sont réalisées en patrouilles autonomes par nation : les zones et fenêtres sont allouées pour un temps donné, après quoi une autre patrouille prend la relève. A charge pour le Commandement de coordination et de conduite des opérations d’assurer la permanence des appuis.  Si les missions CAS se font toujours à deux avions, j’ai vu, comme au Kosovo, des missions d’AI intégrant plus de soixante chasseurs entourés de l’ensemble des moyens associés nécessaires à la conduite de raids de ce type (ravitailleurs, moyens C2 et ISR de type AWACS).

Globalement, le poids de la France dans la lutte contre l’Etat islamique représente, à parité avec le Royaume Uni, environ 10% des frappes de la coalition de plus de cinquante nations participant à l’opération « Inherent Resolve ».

 

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[1] L’opération Sentinelle comprend en permanence une centaine d’aviateurs.

[2] Un nouveau système Reaper est en train d’entrer en service et deux autres vont être livrés d’ici 2019.

[3] La LPM 2014-2019 prévoit l’acquisition de trois avions légers de surveillance et de reconnaissance (ALSR). Deux Beechcraft  King Air 350 équipés de capteurs permettant de recueillir du renseignement d’origine image (ROIM et électromagnétique (ROEM) ont ainsi déjà été commandés en 2016 à Thales et Sabena Technics.

[4] Propos recueillis en mai 2017.

[5] Ndlr : Il s’agit du système MADL, lequel permet sans émission de radio, de transférer des flux video de cockpit à cockpit. Pour être compatibles, les Britanniques ont acquis un système de liaison spécifique appelé BableIII [check].

[6] Ndlr : montée en puissance

 

Photo © F. Lert, Langley, Virginie, avril 2017