(Histoire) – Cet article est le premier d’une série de six consacrée aux différents moments qui ont constitué la très forte diversité des présences militaires françaises en Algérie. Le second volet sera consacré aux Bureaux arabes, expérience tout en contraste comparée à celle de la conquête absolue présentée en ce premier volet.
Quelles leçons peut-on encore tirer de la présence militaire française en Algérie qui s’étend de 1830 à 1962 ? Tout n’a-t-il pas été écrit sur ce sujet ? N’y a-t-il pas une forme de passéisme à s’intéresser aux affres d’un conflit aujourd’hui passé ? L’histoire n’a-t-elle pas livrée toutes ses vérités sur cette période ? Ne sommes-nous pas enfin revenus de ces séquelles mémorielles ? A ces objections nous ne craignons pas de répondre : non.
A contrario, peut-être est-il, seulement, enfin possible d’analyser cette période fondatrice de notre quotidien au-delà de tout esprit partisan, de toute rancœur et de toute idéologie. De fait, il n’y a pas eu une présence militaire française en Algérie, mais bien des présences [1]. C’est à dire, différents types de soldats à qui furent confiés différentes missions. De toute évidence, ce que fut la présence militaire française en Algérie est instructif à maints titres, tant pour le soldat que pour le citoyen d’aujourd’hui, notamment dans le cadre des logiques de reconstruction à l’œuvre dans les conflits contemporains.
L’objet de cet article est d’aller au-delà des apories entretenues par les guerres de mémoire (Pierre Nora) et de comprendre, ceci sans nier les errances, erreurs ou exactions commises comme c’est le cas dans toute guerre, en quoi les présences militaires françaises en Algérie constituent l’alma mater des logiques de reconstruction à l’œuvre au sein des guerres contemporaines. S’il est communément admis que la mission première des armées est de mener la guerre, il n’en est pas moins vrai que ces dernières sont amenées à jouer un rôle majeur dans l’immédiat après guerre. Les armées sont en effet toujours impliquées dans la gestion de la période de transition qui va de l’intervention à la reconstruction d’un état meurtri par un conflit.
L’expérience française en la matière est des plus fortes et si les règles d’engagement ont fortement évolué via notamment l’influence du droit international humanitaire (DIH), il n’en demeure pas moins que la conduite des missions d’imposition, de renforcement ou de consolidation de la paix dévolues aux Nations Unies doivent leur maturité aux leçons tirées du passé. Détenteurs de fait de la violence légitime de l’Etat, les armées se sont retrouvées, durant la période où l’Algérie fut française, employées à maintes tâches se situant sur le large spectre qui va de l’intervention à la reconstruction ; cela valut même à l’armée le surnom de « bonne à tout faire ». Si le contexte général et les règles d’intervention ont aujourd’hui bien changé, l’impact de ces 132 années de présence résonnent aujourd’hui encore jusqu’à continuer d’affecter ce que l’on appelle aujourd’hui le « vivre ensemble » de notre société.
I. Les quatre moments de la présence militaire française en Algérie
Si la prise d’Alger et la chute du Dey [2] furent acquises en 20 jours, il ne fallut pas moins de quarante ans à l’armée française pour conquérir l’Algérie. En parallèle de cette période de conquête, la présence militaire française en terre d’Alger donnera naissance à une expérimentation singulière appelée les bureaux arabes. Ces derniers disparaîtront avec la chute du Second empire pour renaître sous la forme des sections administratives spécialisées (SAS). Entre ces deux moments, la période qui s’étend de 1870 à 1954 correspond à la fois à une période de maintien de l’ordre, avec des épisodes d’une grande violence, tel Sétif, mais aussi à la participation des régiments d’Algérie aux deux conflits mondiaux. Cette période, fort peu analysée, sauf sous l’angle polémique ou pour expliquer l’émancipation du nationalisme algérien, a vu la naissance d’une armée d’Afrique d’un genre nouveau. Enfin, l’emploi de l’armée durant les « événements » marque la dernière période de la présence militaire française en Algérie.
I.1. Le temps de la conquête
Voulu par Charles X, monarque au pouvoir vacillant, le débarquement de Sidi-Ferruch s’inscrit dans un besoin de prestige et un souci d’apaisement des tensions animant la politique intérieure de la France en ce début d’été 1830. Première victoire et premier échec, la chute d’Alger ne sauvera pas Charles X qui quittera le pouvoir après les Trois glorieuses. Commence alors pour les militaires français le temps de la conquête ; un temps qui, bien avant ce que l’on appellera « les événements », obligera le militaire à s’exposer souvent seul, en contradiction voire en l’absence de décisions du politique.
L’homme qui symbolise aujourd’hui la période de conquête de l’Algérie fut en son temps l’un de ses plus grands détracteurs. Bugeaud fut, en effet, un homme riche en contrastes. Le général qui débarque à Alger le 6 juin 1836 et qui a pour mandat de combattre Abd-el-Kader et de l’obliger à signer la paix, n’aura de cesse, une fois engagé dans le conflit, de mener une guerre employant toutes les méthodes de contre guérilla apprises durant la guerre d’Espagne sous Napoléon Ier [3]. Nommé gouverneur général en 1841, le « père Bugeaud », entouré, entre autres, des généraux La Moricière et Cavaignac, s’appuiera sur une armée forte de 100 000 hommes pour la conduite de la conquête. Sur le plan tactique, ce dernier adaptera le fonctionnement des forces aux spécificités du conflit. Il créera ainsi des colonnes mobiles, héritage également de la guerre d’Espagne ; l’artillerie étant chargée à dos de mulet et l’équipement des soldats étant allégé pour gagner en vitesse et en réactivité. Ce choix se révélera payant, puisqu’il conduira l’émir Abd el-Kader à la reddition le 23 décembre 1847, Bugeaud ayant quitté l’Algérie en juin de la même année. Durant les 6 années où il dirigea la conquête de l’Algérie, Bugeaud encouragea ses officiers à l’emploi d’offensives incessantes contre les bastions de résistance, une stratégie qui se révèlera payante sur le court terme mais désastreuse sur le long terme notamment en usant de méthodes par ailleurs dénoncées dès les années 1830 par ses prédécesseurs et massivement employées par les guerriers algériens (notamment l’usage de la razzia).
En cela, Bugeaud devint l’homme de la conquête à tous prix, usant de tous les moyens pour obtenir la victoire. A ces attaques, Bugeaud répondit de manière abrupte devant la chambre des pairs arguant du fait que : « le respect des règles humanitaires fera que la guerre en Afrique risque de se prolonger indéfiniment [4] ». Fidèle à sa devise Ense et Aratro (par l’épée et la charrue), le futur maréchal de France eut constamment à l’esprit d’associer l’armée à la colonisation : « L’armée est tout en Afrique […] Elle seule a détruit, elle seule peut édifier. Elle seule a conquis le sol, elle seule le fécondera par la culture et pourra par les grands travaux publics le préparer à recevoir une nombreuse population civile ». Cette conception de la place de l’armée coloniale engendrera de nouvelles approches principalement théorisées ou défendues par les futurs maréchaux Gallieni et Lyautey. Pour ces derniers, l’armée devait savoir s’attacher l’affection de la population conquise ; en d’autres termes, « gagner les cœurs et les esprits [5] » pour reprendre une formule qui trouve une résonnance jusqu’aux actuels conflits majeurs.
Quelles leçons tirées de la conquête ? Avant tout que cette dernière porte tout le poids d’une époque et une conception clausewitzienne de la guerre tendant à la soumission du conquis. A la différence de Bugeaud, Gallieni et Lyautey ont davantage compris que la victoire militaire n’a qu’un temps et que cette dernière doit être relayée par des moyens politiques. De l’expérience de ces maréchaux, nous pouvons retenir plusieurs leçons. En effet, ces derniers proposent les premiers éléments théoriques du rôle que sont fatalement amenés à jouer les armées dans l’immédiate après-crise. Principalement pour Gallieni et Lyautey (Bugeaud ayant eu une conception plus réductrice de la lutte anti-insurrectionnelle), il faut agir dans les champs de l’éducation, de l’agriculture, des infrastructures, de la santé, de l’administration et de l’économie : « chaque fois que les incidents de guerre obligent l’un de nos officiers à agir contre un village […], il ne doit pas perdre de vue que son premier soin, la soumission des habitants obtenue, sera de reconstruire le village, d’y créer un marché, d’y établir une école. C’est de l’action politique et de la force que doivent résulter la pacification du pays et l’organisation à lui donner plus tard [6]».
Le processus de “pacification” qui commença dès la conquête et ne connut finalement jamais de fin en Algérie (Cf. la récurrence des insurrections au travers des décennies) porte en lui tout l’esprit d’une époque aussi bien ses suffisances que ses illusions que sa part d’idéalisme. Avec le recul historique, nous comprenons mieux aujourd’hui ce qui fut un frein ou un obstacle au post-bellum en Algérie (notamment la question cruciale de la reconnaissance de la pleine citoyenneté et de son pendant le statut de l'”indigène”) mais nous devons apprendre à porter un regard analytique sur la période de la colonisation, c’est-à-dire un regard emprunt de nuances même si, et surtout, si la nuance n’épargne personne surtout pas les idéologues. Selon nous, l’éthique exige plus que le rejet ou l’amnésie, et l’Histoire n’est pas un module de philosophie morale, ni un outil de politique partisane. C’est bien de cette Histoire que nous pouvons nous instruire ne serait-ce que parce que l’armée française est exclusivement engagée aujourd’hui dans le cadre d’opérations extérieures, où la question de la reconstruction et du respect du DIH est au cœur de tous les enjeux. A ce titre, l’expérience des bureaux arabes, objet de la deuxième partie de cet article, qui s’étend sur plus de trente-sept années mérite d’être connue et portée à la connaissance du plus grand nombre.
Notes:
[1] C’est ce qu’a démontré la très belle exposition qui s’est tenue au Musée de l’armée du 16 mai au 29 juillet 2012 intitulée : « Algérie 1830-1962 avec Jacques Ferrandez ». Le collectif éponyme est disponible aux éditions Casterman.
[2] L’Algérie (il serait d’ailleurs plus approprié de dire la province d’Alger, tant les frontières de l’Algérie connaîtront une extension massive sous l’occupation française) connut une période d’occupation ottomane de 1515 à 1830. De 1671 à 1830, la régence fut assurée par un Dey.
[3] Bugeaud servit en Espagne dans l’armée d’Aragon.
[4] Cette position radicale et qui nous apparaît comme dépourvue d’empathie ne quittera jamais l’homme du massacre de la rue Transnonain. Dans son ouvrage intitulé La Guerre des rues et des maisons (1849) consacré à la « question sociale », Bugeaud écrira : « On n’a pas besoin d’être autorisé à rendre la guerre pour la guerre, par le droit de légitime défense et quoi de plus légitime que la défense des lois et de la société ? On répond à des coups de fusil par des coups de fusil ».
[5] Sur cette question lire : B. Valeyre, Gagner les cœurs et les esprits, origine historique du concept, approche actuelle en Afghanistan, Les cahiers de la recherche doctrinale, CDEF, 2010.
[6] Instructions de Gallieni du 22 mai 1898.
[7] Loi n°2005-158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des familles rapatriées.
Tableau : Prise d’assaut de Zaatcha par le colonel Canrobert, le 26 novembre 1849 par Jean-Adolphe BEAUCE (1818 – 1875) © Photo RMN-Grand Palais – H. Lewandowski telle que reproduit sur le site: www.histoire-image.org/etudes/achevement-conquete-algerie