Le nom des généraux qui ont commandé en chef l’opération Serval au Mali, resteront attachés à ce qui peut être considéré, sans flagornerie ni anticipation, mais sans référence politique non plus, comme un réel succès des armes de la France. Envers et contre tout. Les difficiles conditions de l’engagement, dans l’espace et le temps, dans les domaines diplomatiques, environnemental, technique et humain ont mis en valeur les qualités traditionnelles des forces françaises confrontées à une gageure sans autre précédent dans notre histoire que notre implication dans les mêmes régions il y a un siècle de cela. Que ce soit le fait d’une armée de métier, riche de l’expérience d’opérations extérieures nombreuses et variées, est indéniable ; mais il est arrivé que des armées de professionnels échouent, faute de moyens suffisants, d’une préparation adaptée et d’un commandement compétent. D’un seul coup, cette opération a tout validé, avec panache, brio, efficacité, discrétion et dignité. Mais il est deux noms de généraux auxquels cette opération et son cadre font penser à deux titres différents. Maréchaux l’un et l’autre. Vainqueurs eux aussi : Foch et Lyautey. Il n’est pas question ici d’hagiographie, mais de réalisme.
De l’importance du commandement
Pourquoi Foch ? Simplement parce qu’il exigeait de ses subordonnés, mais aussi de ses pairs et des responsables politiques – de lui même sans doute aussi – qu’ils sachent tout de la mission ; qu’ils aient pris le temps de la situer dans l’espace et le temps ; qu’ils aient clairement identifié les obstacles et leurs adversaires. Sa question était simple et banale, non pour éviter d’être dérangé ou de se perdre dans des demandes d’éclaircissements, mais pour aller droit au but sans détours de pensée, sans perte de temps et sans erreur : De quoi s’agit-il ? En l’occurrence, il est évident que la question a été bien posée et que les réponses ont été de la qualité que l’on connaît. Pourquoi Lyautey ? Cet hyperactif était plus sensible aux évolutions des sociétés qu’aux effets de mode, et sa devise « Manifester la force pour en éviter l’emploi » pourrait figurer en exergue de toutes les missions de pacification et de retour à la paix. C’est l’homme de l’Algérie, du Maroc et du Sahara, tels que nous les connaissons aujourd’hui. Le temps, un siècle exactement, n’a rien changé à leurs frontières et leurs confins, à leurs territoires, à leurs ethnies, à leurs spécificités culturelles, à leurs réalités économiques et sociales, à leurs tensions traditionnelles. Mais la mondialisation, intervenant après la décolonisation, commence à faire exploser ce cadre. Les conditions de la conquête, à l’époque, étaient aussi dures, sinon plus que celle des opérations aujourd’hui. Mais l’adversaire était tout aussi déterminé, plus nombreux, moins fanatisé et moins bien armé. L’eau était la clé de la vie et de la survie, comme elle le demeure. Et l’opposition entre nomades et sédentaires, entre Touaregs et Ksouriens, entre individus de langue tamachek et ceux de langue bambara, se retrouve intacte, avec la seule différence aujourd’hui que les premiers ont en grande partie perdu leur mode de vie et leur “raison d’être” d’éleveurs et de caravaniers. Le milieu a donc changé sous son apparente immobilité et sous un soleil qui y est toujours aussi écrasant.
La conquête s’était accompagnée d’aménagements que les vieilles cartes portent encore, sans que les nouvelles aient jugé bon de les reprendre : ce sont les innombrables points d’eau qui ont été creusés et aménagés par des détachements spéciaux du génie. Faute de suivi, et sans doute de moyens, bon nombre se sont ensablés, puis taris. Il y eut également de nombreuses constructions pour s’abriter du soleil et trouver refuge contre les rezzous. Certaines demeurent, d’autres, plus nombreuses, sont réduites à l’état de ruines mais conservent néanmoins de quoi abriter les naufragés du désert, les touristes en mal d’aventure ou les terroristes en mal de cachette. Avec plus de 2 500 000 km2, le Sahara et le Sahel ne se laissent pas facilement apprivoiser, car ils demeurent une zone de transit, une zone de repli et, l’affaire du Mali, comme celle du Polisario et celle de Libye le montrent à l’évidence, un terrain d’affrontement entre les États et des entités mafieuses, terroristes et criminelles.
De l’importance de l’entraînement
Ce bref retour au passé n’est pas vain car il permet de recadrer et de relativiser les choses. Il faut d’ailleurs retenir des propos du général de Saint Quentin son recours à sa propre expérience des opérations extérieures et sa remarque sibylline mais parfaitement juste que « nous n’avons rien inventé » (grâce aux leçons du passé) « et avons dû inventer » (face aux contraintes inédites). Et c’est bien à leur réaction à l’imprévu que l’on juge un chef, un commandement, une troupe. Dans le cas présent, l’imprévu était de taille : l’urgence absolue de la mission. Il fallait donc être prêt. C’est, avec la logistique et l’adéquation des moyens, la grande leçon de cette belle histoire. L’entraînement est capital si l’on veut pouvoir déployer un contingent aguerri sous vingt quatre heures en n’importe quel point de la planète. Du climat glacial de l’hiver afghan, à la moiteur étouffante du golfe de Guinée, la transition n’est pas aisée. Quant à la vie en opération par 45 degrés celsius, voire plus, pendant une longue – trop longue – période, elle réclame une accoutumance hors de pair aux épreuves physiques qui ne peut s’acquérir que par l’entraînement et la participation fréquente à ce type d’opérations. Il y faut aussi un moral d’acier qui se fonde en partie sur la reconnaissance exprimée par la Nation pour les tâches accomplies dans des conditions qui, en matière de pénibilité, dépassent de très loin celles des métiers réputés pénibles exercés par la société civile. Disponibilité immédiate, entraînement permanent, moral élevé, certes, mais il faut également à une troupe engagée si loin pour une tâche si difficile les moyens logistiques et opérationnels pour la mener à bien. L’expérience vient de montrer que nombre de nos matériels sont à bout de souffle et qu’il manque, à nos prétentions de projection extérieure, les moyens de l’exécuter. Le transport de l’eau, vitale, suffit à nous faire comprendre la réalité du problème, et notre incapacité à le régler seuls et durablement. En bref cela justifie un budget conséquent si, forte de cette expérience très positive sur le plan international, la France veut poursuivre sur cette voie. Le budget actuel de la défense est, dans sa distribution entre les différentes composantes, trop juste pour assurer le renouvellement, l’adaptation, l’acquisition et l’étude des matériels dont nos armées auront besoin pour les missions de demain qui ont toute chance de se passer loin du territoire européen. Il est certain que la conjoncture économique n’est pas favorable ; mais il convient peut-être de faire le dos rond pendant quelque temps jusqu’à ce que revienne la croissance, sans hypothéquer l’avenir en réduisant inconsidérément des forces aguerries, entraînées et volontaires. Irremplaçable sur court préavis et même sur le moyen terme, la formation des hommes, des sous- officiers et des officiers est œuvre de longue haleine et un claquement de doigt ne suffit pas à mobiliser une armée.
« (…) c’est bien à leur réaction à l’imprévu que l’on juge un chef, un commandement, une troupe. Dans le cas présent, l’imprévu était de taille : l’urgence absolue de la mission. Il fallait donc être prêt. C’est, avec la logistique et l’adéquation des moyens, la grande leçon de cette belle histoire. L’entraînement est capital si l’on veut pouvoir déployer un contingent aguerri sous vingt-quatre heures en n’importe quel point de la planète. »
Une partie de la solution se trouve probablement dans une meilleure coopération européenne en matière de politique et de défense. Aux aides ponctuelles apportées à l’opération Serval par quelques rares membres de l’UE, voire de l’OTAN, aurait pu se substituer un effort commun résultant d’une réelle prise de conscience de ce que représentent les “zones grises de la mondialisation” [1] pour la sécurité européenne et régionale en termes de dangers, de menaces et de risques. Même au terme de l’opération Serval proprement dite, même après le rapatriement du dernier de nos soldats engagés à ce titre au Mali, même après la mise en place de la MISMA sous chapeau de l’ONU, le problème géostratégique demeurera. Il se compliquera sans doute de dossiers non encore réglés- AQMI, le Sahara occidental et la Libye-ou totalement explosifs tels que la Syrie et la rébellion au nord du Nigeria, sur fond de compétition pour les ressources naturelles du sous-continent. La convoitise de pays avidement émergents et les besoins de notre continent ne peuvent nous laisser insensibles au sort de cette région.
Nous pouvons d’autant moins baisser la garde que nous avons montré, qu’à l’instar de Foch et de Lyautey, nos généraux et nos forces ont su faire la démonstration de leur efficacité par un des rares succès militaires de l’après-guerre froide. C’est à présent à la politique de prendre ses responsabilités. Évitons, par l’impéritie et le manque de vision, de nous trouver dans le cas qui, au XVIIIe siècle, faisait réagir le maréchal Maurice de Saxe en ces mots : « Nous autres militaires, nous sommes comme ces manteaux dont on ne se souvient que quand vient la pluie… »
[1] Patrice Gourdin, Des hommes bleus dans une zone grise, Diploweb du 5 mai 2013
Crédits photos © Brigadier-chef Julien, 515e RT, Tombouctou, 9 avril 2013